À lire avec modération !
Je sais qu’il faut se présenter tôt, en ce matin du 20 novembre 2014, troisième jeudi du mois, pour le retrait des dossards à l’ancien Café des sports du village. Lucette, qui tient les cigarettes et les trucs à gratter, possède déjà mon inscription.
Le Maire a pris un arrêté municipal pour une dérogation exceptionnelle s’agissant de la distribution de tracts, la pose ou le placardage d’affiches réalisées par les associations locales de dégustations. Et surtout pour l’organisation de la compétition permettant de boire " officiellement " le jour de l’ouverture du Beaujolais Nouveau.
Bien sûr la maréchaussée s'associe pour ne pas être en reste et surtout suivre l'équité des opérations sur le terrain ; une équipe de deux compétiteurs s'est inscrite, comme il se doit.
Chaque compétiteur vient avec un parrain qui s’assure de ramener son filleul à la maison. On est très sérieux dans la commune de Toujours-Bourré.
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10 : 30, nous voilà déjà tous accoudés au bar
Je me dis que l’expression pilier de bar vient sans doute de cette façon de se tenir au comptoir. Chaque athlète-buveur, et je pèse mes mots, porte une chasuble avec un dossard dans le dos. Et moi, j'arbore le numéro 1, celui des vineurs¹. La tenue est fort simple : salopette, jean, ou survêtement et débardeur.
Par contre, une ceinture de force s'impose, équipée d’un anneau avec mousqueton pour s’attacher à la rampe du zinc. Très utile, afin de limiter les chutes, les bousculades et surtout passer le cap des dix verres à déguster.
- Dans les annales de l'épreuve, force est de constater qu'il y a un pourcentage très très faible de morts ! Ça vous fait rire ? Pas moi ! Vin Dieu ! Pas moi.
Et de tout' façon, les pompiers surveillent depuis l’extérieur du café. Ils n'entrent pas à cause des effluves qui pourraient nuire à leur efficacité. On rigole pas avec l'opérationnel.
Juste avant l’épreuve et pour éviter des coups de fatigue prématurés, Lucette sert des cochonnailles, histoire de préparer les palais.
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À 11 h 00 pétante, la compétition commence !
- L’objectif est simple : boire dix ballons d’affilée.
Le classement final ne s’effectue que sur le dixième verre, le seul qui compte car à tout moment, on peut être éliminé.
À chaque étape, il faut indiquer la qualité du vin sur un papier ou bien répondre clairement (en articulant) à une question, ou bien encore renseigner (sans trembler) un document ou une photographie relative aux coteaux de vignobles.
Le Gamais s'avère très répandu dans bien des régions entre Dijon et Macon, puis plus au sud vers Lyon. Tout cela nécessite des connaissances techniques et un entrainement sévère fait de dégustations régulières pour affiner tous les sens.
Ainsi, pour l’œil, on passe des heures à lire des magazines spécialisés et évocateurs.
- Mais non... non et non ! Ce n'est pas du tout ce à quoi vous pourriez songer !
Je vous vois déjà imaginer ce genre de magazine avec la fameuse page centrale qui se déplie en plusieurs parties pour admirer les charmes d'un mois de l'année.
- Non, y-a pas de ça chez nous. Non mais ! On est sérieux ! On bosse nos classiques.
En pays de Beaujolais, avec Villefranche à proximité, les médias sont de la partie, alors on met le paquet pour les interviews et les articles avec photos à paraître dès le lendemain.
Pour le travail du nez sur les effluves, on s'exerce à respirer des parfums fruités ou boisés au point de tomber dans les pommes. Le frémissement de la narine au passage de l’arôme souvent amylique (banane mûre, bonbon anglais) compte dans l’appréciation des composants.
Pour afficher une bouche en sourire, particulièrement apprécié par les juges, on se raconte des blagues.
- On appelle cela des Brèves de comptoir².
En résumé, dans un tourbillon d’émotions, la prunelle s’allume, le nez frémit, la bouche sourit, s’entrouvre et la langue se positionne en forme de toboggan pour recevoir le nectar. Alors, il faut réaliser une descente légère sur ses appuis en fléchissant avec grâce les genoux au moment où le vin descend dans la gorge.
- Il s'agit de l’effet Satisfaction, avec l'accent english³.
Pas de geste brusque, de ruade, de coup de cul, ni de jambe en l’air. Les juges sont très stricts. Il n'y pas de notes de style à proprement parler mais disons que l'allure générale du compétiteur s'avère très importante et bien sûr et cela, sur la durée totale de l'épreuve.
- Ainsi, tout dans l’attitude doit démontrer le plaisir.
Soulever le verre avec aisance, observer la couleur du vin, tournoyer avec légèreté pour déposer une fine jupe sur le bord puis humer les arômes qui se révèlent, en retenir tous les composants.
En fin de geste, on dispose devant soi d’une fiche pour chaque verre consommé : pour aider, ces dernières sont pré-renseignées et le compétiteur se doit de cocher les bonnes informations sur les arômes, cépage et millésime.
- Eh oui, il y a des pièges !
Il n'y a pas que des Gamais dans les breuvages proposés.
Pour ne pas faire trop de mélange, on reste uniquement dans des rouges en servant des vins de garde, des fruités ou gourmands.
Et en dernier verre, on sert le Beaujolais Nouveau, celui de l'année.
L’ambiance autour des compétiteurs interfère sur les émotions. Avec les vapeurs, les vivats, les encouragements, très vite, on mouille le maillot. Et chaque erreur est sanctionnée par l’élimination directe.
- Pas de repêchage !
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Le dixième godet
Il reste quelques valeureux pour passer le Sommet. Dans le regard des derniers baroudeurs, on décèle le niveau d’avinage, comme derrière les hublots d’un navire à travers lesquels on voit la mer qui s’agite. Alors on s’accroche au bar dans un délire dantesque, aux couleurs de fraise ou de framboise.
Lucette, disc jockette balance High way to Hell de AC/DC sur la sono, et de longs riffs de guitare accompagnent le corps des athlètes dans un beau délire gestuel. Le public encourage en claquant des mains et en sautillant.
Les ballons deviennent autant de trompettes, ô combien renommées 4, dressés vers le plafond dans l’air raréfié. Les concurrents boivent en appréciant chaque gorgée. Pour l'occasion, la dernière épreuve se présente dans un grand verre de dégustation qui offre la place pour introduire à la fois la bouche et le nez.
Un gros plan plongeant, d'un caméraman fictif, filmant au ralenti la scène, sur chaque compétiteur, permettrait sûrement de distinguer la prunelle vitreuse, le sourire hilare, et même la voix en pleine mutation, grasse, imitant à merveille le caquetage du canard.
Dans un dernier effort, on glisse un papier de couleur dans l’urne qui passe devant chaque compétiteur. Il s'agit pour l'occasion d'un fruité suprême de Gamay qu’il faut découvrir...
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Quelques années-lumière-alcoolisées plus tard
- Il subsiste comme une impression vague d'être à bord d'une embarcation qui rentre en douceur au port d'attache.
Un capitaine de route me ramène à la maison, les fenêtres de la voiture grandes ouvertes. Je baigne mentalement dans un bain de Beaujolais qui cette année était merveilleux. Dans le coffre du véhicule, j'entends des bouteilles qui résonnent. Des tee-shirts et des casquettes, les gadgets habituels et des bons d’achat complètent la récompense.
- Incroyable, j’ai gagné ! Dingue ! il faudra remettre en jeu le titre l’année prochaine. Mais là, pour l’instant, incapable de se projeter dans quoi que ce soit.
Assis dans ma barque virtuelle, je sens comme une houle légère. La tête cogne un peu et le visage ruisselle de sueur. Mon ventre est le théâtre d'une guerre éclair. Et j'entends comme une petite musique... 5.
Au tord-boyaux, mon copain s'appelle Polo...
=O=
[1] À prononcer comme le terme anglais Winner
[2] En référence à une série télévisée avec Jean Carmet
[3] Prononcer à la façon des Rolling Stone
[4] En référence à un texte de G. Brassens, "les trompettes de la renommée"
[5] "Au tord-boyaux" chanson formidable de Pierre Perret
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