Derniers jours !

5 minutes de lecture

Pour tout vous dire je m'appelle John Oulipo. Et sans doute plus pour longtemps. Je sais, ce n'est pas banal. Mais vu que je fais les questions et les réponses, je peux dire ce que je veux.

*

Laissez-moi parler !

Oui je sais.

Vous ne dites rien mais je vous entends quand même.

Je regarde les manos derrière le manche et l'avion qui pique du nez.

On est à 6.000 pieds. L'horizon joue entre Terre et Ciel et cela devient super difficile pour moi de rester concentré.

J'ai de terribles nausées. Pourtant, en temps qu'ancien militaire, je suis plutôt entrainé. Mais là, ils sont tous morts dans la carlingue et je ne sais pas piloter.

Mon visage ruisselle. Je vois du sang sur mes mains. Mais je n'ai mal nulle part. Partout, ça cogne et les tirs de DCA tout autour éclatent du métal. Sur mes six moteurs, j'en ai deux en flamme. Et l'avion ressemble à une passoire.

Le sol à présent se rapproche et je vois défiler des formes qui ressemblent aux toits de maisons. Cela n'a rien d'étrange d'en deviner de temps en temps. Certainement des refuges de trapeurs dans ces immenses forêts du grand est sibérien.

Je dégouline.

C'est dingue de paniquer à ce point.

Mais ne pas savoir piloter et ne devoir compter que sur soi-même. C'est quand même un gros dilemne. On a largué toutes nos bombes sur un bout de forêt quelque part en Sibérie. Objectif : des puits de pétrole et de gaz. Et puis c'est là que l'on s'est fait massacrer.

Faut dire que notre mouvement NéoEcolo manque de connaissances en matière de stratégie militaire. Alors on utilise les compétences de tous les volontaires qui nous rejoignent. Déserteurs, baroudeurs, écolos de tous poils, aventuriers.

Notre but.

Supprimer l'exploitation des énergies fossiles. Plus de manifs. Ça sert à rien.

Alors c'est sûr !

J'arrive même à être d'accord avec moi.

Quand on ne maîtrise pas un sujet aussi sensible que l'art de la guerre, il y a une sorte de sonnerie qui vient très vite aux tympans. Le corps lance des signaux d'alarme. On pompe un maximum d'adrénaline...

Et l'état de choc n'est pas loin.

Allez, je me calme. J'me calme...

Pour une raison que j'ignore, je revois les pages décorées d'un texte de Saint-Exupéry et ce Petit Prince qui veut absolument un dessin de mouton au milieu de nulle part. Certainement qu'il y a une logique.

Mon cerveau mouline de trop.

J'imagine un instant que ce petit garçon manque terriblement d'amour et qu'avec un ou plusieurs moutons, il rêve de se créer une famille.

Moi quand j'étais petit, les moutons je les comptais pour m'endormir. On a sans doute pas tous les mêmes images. Certains, dans ces moments-là de stress intense, alors que la vie ne tient qu'à un fil, repensent à des proches. Un frère, une soeur, une fiancée, des parents.

Et moi ? les miens ?

Que penseront-ils quand j'aurai disparu ?

Vache, la carlingue vibre ! Un moteur vient encore de lâcher et là je penche à droite. Comment poussez les gaz et redresser sur la moitié des machines...

Je voudrais qu'ils sachent.

Allez ! Tiens encore ce manche. Ouah, ça cogne super fort. Voilà je redresse.

Oui je voudrais, je voudrais qu'ils continuent à vivre.

Qu'ils tissent autant que possible, tout autour d'eux, des milliers de liens.

Et que chaque jour, ils enlèvent un peu de cette grissaille qui obscurcit le ciel pour mettre à la place toutes les couleurs de leurs envies...

*

Ne m'oublie pas !

  • Alors ?
  • Je pense que plusieurs de nos aéronefs sont passés et ont réussi leur mission selon les premières informations de notre base aérienne de lancement !
  • Que disent nos satellites ?
  • Nos pertes en avions sont importantes. Des unités para-militaires se concentrent sur les débris d'appareils pour liquider ou faire prisonniers nos frères et nos soeurs d'armes...
  • Je pense que certains auraient préféré mourir en plein vol et monter au ciel.
  • Je doute qu'il y ait de telles croyances dans nos rangs, mon Père !
  • Natacha, bien que cela puisse vous paraître étrange, j'ai rejoint votre cause non pas par amour de Dieu mais parce que je ne supporte plus l'idée de voir notre monde disparaître.
  • En parlant de ce monde à renaître, Père Morand. Et vous Natacha. Nous pleurerons nos morts après la victoire. Il est temps de passer à la phase suivante.
  • Oui Général ! D'après les derniers rapports, plusieurs équipages ont réussi à frapper les cibles désignées avec un taux de 90 % de réussite. Mais le bilan humain et matériel nous est considérablement défavorable.
  • Bien, avertissez nos troupes au sol. Feu vert pour l'assaut sur la capitale.
  • Sergueï !
  • Oui mon général !
  • Passez en code l'ordre à nos éléments infiltrées de prendre de force les médias et la municipalité et de neutraliser tous les points névralgiques. Et prévenez nos unités spéciales. Il faut absolument exfiltrer nos pilotes avant qu'ils ne se fassent massacrer...

Le radiographiste s'éloigne comme écrasé sous le poids des responsabilités qui viennent de lui être confiées.

  • Général !
  • Oui Natacha !
  • Nos observateurs signalent que le maire, sa famille et des employés municipaux se retranchent dans une grande maison en bordure de la forêt. Il s'agit de sa résidence privée. L'édile serait entouré de policiers et de miliciens qui lui sont restés fidèles.

Pendant que les imprimantes crachent des informations en direct, nombre d'assistants se pressent autour des cartes et des écrans. Il règne une ambiance de fourmillière. Pas d'éclairage au plafond. Uniquement le reflet lumineux de couleur verte ou orange des équipements accroissant la gravité de la situation sur les visages des opérateurs.

Le poste de commandement sous une immense tente camouflée se situe sur un mouvement de terrain en deçà d'une ligne de crête. A l'abri des vents, protégé par des barrières rocheuses et de la végétation, seules des antennes et des paraboles aux couleurs de feuillages trahissent la présence en surface.

Natacha s'éloigne de l'agitation et trouve refuge dans un angle de l'abri enterré, entre différents équipements de logistique. Elle scrute sans plus y croire le voyant de son téléphone satellite. Elle est certaine qu'il n'a pas disparu...

La dernière fois qu'ils se sont vus, elle a décidé de partager avec lui deux coeurs enlacés sur la poitrine. Un tatoueur dans une petite ville d'Australie a réalisé à chacun d'eux ces motifs très vite dessinés sur un bout d'étoffe pour qu'il se fasse une idée précise. Ils ne sont d'ailleurs pas les seuls à entreprendre cette démarche. D'autres volontaires ont eu la même envie pour se rendre plus forts, solidaires, se croire d'une certaine façon, invincibles.

Le cadran du combiné affiche une numérotation et le voyant se met à clignoter tout en émettant une sonnerie. Elle appuie sur la pédale de l'appareil pour prendre l'appel, sécouée de l'intérieur et fébrile :

  • Allo, John, c'est toi ? glisse-t-elle remplie d'espoir et la voix cassée.
  • Oui, répond-il en retour dans une expression pleine de lassitude. Je suis là !
  • Tu as réussi à passer ! Dit-elle encore pleine d'empathie.

En arière-plan de la communication, la jeune femme entend des bruits d'explosion.

  • Oui j'ai pu me poser, je me demande encore de quelle façon, et réussi à m'extraire de l'appareil... Mais ça n'va pas durer. Les troupes loyalistes nous recherchent.
  • John !
  • Oui ma chérie !
  • Tu dois continuer...

La liaison s'interrompt d'un seul coup et Natacha regarde sidérée l'appareil sans le voir. Elle pleure sans pouvoir se retenir.

*

Il est vivant !

Elle en ressent à la fois du bonheur et de l'angoisse.

Et sa détermination est d'autant plus grande. Rassérénée, elle se redresse et tout en retournant vers la partie opérationnelle, elle se fait le serment de tout mettre en oeuvre pour retrouver son compagnon...


=O=

Annotations

Vous aimez lire Jean-Michel Palacios ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0