Dans les pas des moines de Fontfroide

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Nous marchons avec ma compagne dans cette vallée étrange sous les ombrages des oliviers. L’abbaye cistercienne de Fontfroide se niche dans une végétation luxuriante du massif des Corbières dominée ici ou là par des cyprès comme autant de gardiens des lieux, à quelques encablures de la ville de Narbonne.

La chaleur devient palpable et les senteurs en deviennent exacerbées. Nous accédons à un espace d'accueil pour prendre des tickets comme pour un musée. Ici, pas de bure, pas de symboles religieux, des écrans de télévision diffusant des images en boucle du site. Le personnel porte une jaquette brune au logo d'inspiration occitane.

L'espace d'un instant, j'imagine un lieu propice à une retraite pour quelques élévations personnelle ou mystique. Je vois des peintres impressionnistes se fondre dans le paysage. Matisse, Chagall, Picasso, Van Gogh ou Cézanne pourraient hanter ces lieux. Tout là-haut, sur l'une des collines bordant la vallée, une grande croix domine dans le ciel bleu, sans doute au bout d'un chemin pour des dévotions au Christ en période de Vendredi du Carême.

Une guide vient vers nous, touristes d'une après-midi pour nous conter les lieux. Alors nous disparaissons dans le voyage de ses mots pour se fondre dans la pierre et remonter le fil du temps. Datant de 1093, classée Monument Historique et Grand Site d’Occitanie, l'abbaye traverse les siècles, les époques et les évènements comme un témoin patient et indestructible de l’Histoire.

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À l'époque, les terres se voient confier à quelques moines bénédictins par le Vicomte de Narbonne. Une source à proximité, la Fons Frigidus, la Fontaine Froide donne son nom à la future abbaye. Les ressources locales offrent aux premiers religieux du bois, de la pierre pour la construction du monastère.

Fontfroide se développe vers 1145 suite à son rattachement à l’Ordre de Cîteaux. Les premiers moines cisterciens se distinguent par une tête souvent chauve, une tunique blanche à scapulaire noir retenu par une ceinture de cuir portée par-dessus. Ils souhaitent revenir à la pureté de la Règle de St Benoît et donnent un sens à leur vie monacale en prônant pauvreté, austérité et sobriété architecturale.

La communauté de l’abbaye comptera jusqu'à 80 moines et environ 250 frères convers. Grâce aux nombreuses donations et rachats de terres, elle deviendra une des plus riches en Chrétienté, s'étendant sur pas loin de 20 000 hectares. À la demande du roi d’Aragon, Fontfroide essaimera dans l’actuelle Catalogne en fondant le Monastère de Poblet.

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Après le jardin de la cour intérieure du cloître, nous cheminons dans des couloirs et des escaliers majestueux. Le guide nous explique que les moines évoluent dans des lieux de vie et de dévotion réservés. À l'écart, les convers, non soumis à la Règle, assurent des tâches subalternes au service des religieux pour l'entretien ou la logistique. Ils disposent de leurs propres locaux. Nous découvrons des celliers immenses qui à l'époque devaient regorger de céréales et de victuailles pour subvenir aux besoins de nourriture et de boissons.

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Au XIIème siècle se développe dans le sud de la France une religion chrétienne différente du catholicisme baptisée le Catharisme et prônant un retour à l'Église primitive. Considéré comme une hérésie des Bons Hommes par le pape Innocent III et les catholiques, il désigne les cisterciens comme une cible privilégiée. L’assassinat de Pierre de Castelnau, moine de Fontfroide devenu Légat du Pape constituera l’acte déclencheur de la Croisade contre les Albigeois à partir de 1209.

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Nous gardons encore à l'esprit nos excursions précédentes sur les hauteurs des Corbières et des contreforts des Pyrénées. Dans ma tête résonnent les noms de Puysségur, Quillan, Quéribus et Peyrepertuse, juchés sur des amas de pierres chauves face aux vents dans une nature sauvage. L'Occitanie m'attrape par le cœur et l'âme et m'emporte dans son histoire faite de passion et de violence, de conquête et d'espoir.

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En 1311, Jacques Fournier, prend la suite de son oncle Arnaud Novel sur le siège abbatial de Fontfroide. Nommé évêque de Pamiers en 1317, transféré en 1326 à l’évêché de Mirepoix, promu cardinal en 1327, élu pape en décembre 1334, il succède à Jean XXII sous le nom de Benoît XII.

À peine élu, il entreprend la réforme des ordres monastiques, à commencer, dès 1335, par sa propre famille cistercienne de l’Abbaye de Fontfroide. Il commande la construction du Palais des Papes où il meurt en 1342, enterré dans la cathédrale d’Avignon. Avec cette disparition, l’abbaye perd son dernier grand protecteur.

Vient ensuite le temps des changements.

À partir du XVème siècle, l’abbaye tombe en commende * et le Roi de France impose des abbés, nobles pour la plupart, nullement soucieux de considérations monastiques. Très vite, l'architecture offre une couverture nouvelle faite de cour d’Honneur, frontons, jardins en terrasses. Les moines, peu nombreux, oublient à leur tour la rigueur de la règle et ne voient plus d'obstacle à manger de la viande et du chocolat, certains jouent même au billard !

La Révolution Française met fin à toute vie monastique et à la mise en commende et Fontfroide hébergera les Hospices de Narbonne en 1791.

Jean Léonard naît à Valbonne dans le diocèse de Nîmes en 1815. Ordonné prêtre le 12 décembre 1839, professeur de mathématiques au petit séminaire de Beaucaire, il devient en 1865 maître des novices à l'Abbaye de Sénanque *.

Sa culture littéraire et scientifique, sa piété profonde et lumineuse ainsi que son sens pastoral élevé, font de lui un homme complet très aimé de ses frères. Il sème entre eux un véritable esprit de famille cimenté par la prière. Devenu prieur puis abbé de Fontfroide, il expose l’abbaye comme foyer de charité, lieu de retraite et d’accueil.

Les lois de séparation de l’Église et de l’État provoqueront le départ des derniers moines en 1901.

En 1908, Gustave et Madeleine Fayet achètent l’abbaye aux enchères. Artiste et conservateur de musée, Gustave Fayet tient une réputation de collectionneur visionnaire et ses nombreuses commandes d’œuvres symbolistes dont celles d'Odilon Redon. Des artistes baptisés les fontfroidiens, participent à la renaissance et à l’art de Fontfroide, parmi eux Burgsthal, Séverac, Viñes, Maillol, Hugue et d'autres encore, créant en ce lieu une forme de Villa Médicis.

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Comme un étrange voyage hors du temps, nous parcourons 1000 ans en quelques heures. Jardins, cours intérieures, promenades, celliers, vitraux, ogives et arcs cintrés, savant mélange de couleurs et de matières et parfums innombrables de plantes aromatiques ravissent nos sens.

L’abbaye de Fontfroide disparaît dans le rétroviseur, noyée dans la végétation. Un peu ensuqués par la chaleur retrouvée au-delà des vieilles pierres, en cette après-midi d'été très chaude, nous reprenons la route vers le massif des Albères et ses villages aux maisons aux façades parfois fort anciennes, enduites d'ocre ou de rouge, et ses toits de tuiles mélangées de style roman ou canal.

La vie est un voyage et l'Histoire humaine s'écrit sous la plume patiente du moine copiste, belles pages d'enluminures et de témoignages.

=O=

* Commende : dans le régime de la commende, un abbé ou prieur « commendataire » ou un laïc tient une abbaye ou un prieuré in commendam, percevant personnellement les revenus, et, s'il s'agit d'un ecclésiastique, en exerçant aussi une certaine juridiction sans toutefois la moindre autorité sur la discipline intérieure des moines.

* Abbaye de Sénanque : site www.senanque.fr

* Abbaye de Fontfroide : site www.fontfroide.com

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