Entre terre et mer
J'ai toujours aimé me promener au bord de la mer et sur les îles, les presqu'îles ou ces sortes d'isthmes où l'on aperçoit des étendues d'eau séparées par une bande de terre. Avec un peu de chance, la nature nous gratifie de la visite impromptue de ses habitants et plus encore au lever du jour et au soir couchant.
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Comme chaque matin, Jeannot, lapin de garenne de son état, sortait du gite familial pour réaliser ses emplettes et saluer le voisinage. Sa compagne attendait sous peu un heureux évènement, installée dans sa rabouillère*. Aussi lui fallait-il constituer nombre de provisions et d'aménagements dans le terrier principal en vue d'accueillir les petits lapereaux à naître.
Bien sûr, cette tournée quotidienne présentait des risques conséquents mais notre ami entretenait une assez bonne condition physique. À celle-ci, il alliait une belle intelligence de stratège afin de revenir indemne en sa demeure, évitant nombre de dangers.
À commencer par ses habituels prédateurs. Foxxy, une belle renarde rousse, émigrée de la Grande île, Paoupa l'épervier, ami d'un certain Hugues aux beaux cheveux blancs et enfin le plus redoutable, Quipue, le Putois dont l'odeur terrassait ses victimes ou ses adversaires. L'un ou l'autre pouvait surgir à tout instant et mettre fin à ses jours en lui broyant la gorge ou le cou.
Or donc, il s'extirpa sorti de l'un de ses minces et nombreux tunnels aménagés dans la dune, juste derrière la plage de Pen Hat, en cette magnifique Presqu'île de Crozon. Très vite, il se glissa entre les oyats pour rejoindre les mottes herbeuses et tendres et les massifs de bruyères fleuries.
Entre eux, il savait se faufiler sans trop attirer l'attention et de temps à autre, il pouvait se lever sur ses puissantes pattes arrières et redresser ses oreilles pour observer et écouter avant de reprendre son itinéraire. Il retrouvait des crottes minuscules, laissées lors des journées précédentes qui tels de petits cailloux de Petit Poucet chargés de phéromones, lui servaient de jalons d'orientation.
Arrivé en bordure de la ville proche, célèbre pour son fameux curé de Camaret, il rejoignit sans encombre le potager de Marcel, son vieux pote âgé. Ce dernier, de nature fort généreuse, appréciait la compagnie de Jeannot. Il lui laissait dans un bac à compost, des fanes et des épluchures diverses et variées de légumes ou de fruits. Notre lapin aimait à y glisser son nez ce qui, au passage, lui permettait d'élimer ses dents, sans cesse en développement.
Une fois ses joues remplies de provisions, il rendit visite à Red Fish derrière la maison de Marcel. À l'origine dans un aquarium, le vieil homme le libéra dans la mare qui jouxtait son terrain. Notre poisson rouge, de fort belle taille, ne tournait plus en rond le long de la surface vitrée d'un bocal. Il disposait à présent d'une étendue d'eau large et variée.
Cependant, il devait lui aussi se protéger de ses propres prédateurs. Plutôt habile, il arrivait à se cacher dans la vase entre les racines des joncs et des roseaux qui bordaient les rives. Il évitait ainsi le long bec de ses ennemis jurés : Long Neck, un vieux Héron celte et surtout Long Break, le Butor, un habitué des roselières qui parfois se perdait dans les terres.
Une fois terminés ses papotages avec son ami carassin doré, à se regarder en miroir à travers la surface de l'eau, Jeannot reprit sa route. Notre léporidé aimait se désaltérer et ramollir la nourriture stockée dans ses joues à la manière de ses collègues écureuils roux. Du reste, il lui arrivait de croiser ces voisins attachants quand ils descendaient de pins Insignis ou de cyprès de Lambert ** en quête de graines ou de fruits.
Lors de ces rencontres, il aimait à deviser sur le vent, les embruns et parfois la pluie qui comme chacun sait ne tombait que très rarement en Bretagne. Mais peut-être n'était-ce qu'une légende de plus. Les sciuridés gris, roux ou à rayures, à la différence de leurs cousines, les marmottes, se montraient peu diserts. Ils poursuivaient leur cueillette de graines de conifères, mais aussi de champignons, d'écorce d'arbres et de bourgeons, en ce printemps revenu et sans faire grand cas de Jeannot.
Alors il prenait congé pour rejoindre les faubourgs de la ville. Afin d'éviter de traverser les rues de cette zone urbaine, au risque évident de se voir écraser par des voitures et des deux-roues, notre lapin usait de ses talents naturels pour passer par les bouches d'égouts. Il pouvait ainsi rallier l'arrière-boutique de son épicier attitré dont le cellier recelait nombre de trésors à grignoter, fort appréciés par Jeannette sa compagne.
Après ce long périple qui nourrissait d'inquiétude sa lapine, il rentrait au terrier et délivrait une partie de sa cueillette à sa mie, fort affairée à agrémenter son nid de poils de sa fourrure et de brins de foins. Puis, il retournait au foyer principal, ranger ses vivres, consolider les accès dans cette masse friable et sableuse et prendre un peu de repos, en attendant la fin de la journée.
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Le promeneur ou le vacancier, loin de se douter de cette présence affairée et souterraine, ne décèlait que des trous qui perçaient la dune. Avec un peu d'imagination, il verrait des alvéoles dans un morceau géant de gruyère aux herbes.
Je rentrai tard, juste avant que le soleil ne disparaisse plein ouest, derrière le phare Saint-Mathieu. Et une fois ne fut pas coutume, j'eus la chance de découvrir toute une colonie de lapins de garenne en train de s'ébattre dans la bruyère.
Alors je disparus dans la magie de l'instant, entre terre et mer.
=O=
* rabouillère : petit terrier peu profond où la lapine met bas.
** pins Insignis ou de cyprès de Lambert : variété de pins originaire de Monterey en Californie et particulièrement résistante aux régions battues par les vents et les embruns introduite en France, voici 150 ans.
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