J'avais 20 ans !
" J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie."
En m'imprégnant de cette phrase, extraite d'un passage de Aden Arabie de Paul Nizan, je prenais conscience du voyage que je devrais entreprendre pour me replonger dans mes souvenirs. Le transport mémoriel devrait m'entraîner dans les années soixante dix, au siècle précédent, quarante-cinq années en arrière.
Je devrais retrouver l'état d'esprit, les espoirs et les rêves qui hantaient mon quotidien, fortement patinés d'une activité professionnelle exigeante !
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Pour comprendre l'ambiance générale qu'il régnait à cette époque, il fallait intégrer le contexte international de guerre froide où l'OTAN* avait clairement désigné son ennemi dans l'Union soviétique et le Pacte de Varsovie. À cela s'ajoutaient les actions musclées et sanglantes en RFA* d'un groupe terroriste d'extrême gauche baptisé RAF*, plus communément connu sous le nom de la Bande à Baader. Leur leader venait d'être condamné à perpétuité.
Il pesait également sur le moral des troupes françaises stationnées en Allemagne, des restructurations militaires engagées dès 1976. Du retrait partiel de 10.000 soldats, il en découlerait une intense activité d'adaptation des hommes et des infrastrutures ce qui bouleverserait l'avenir immédiat avec des dissolutions et des réorganisations de régiments.
Le CEMA* en profiterait pour faire évoluer le format opérationnel de l'armée française en divisions, faisant disparaître, le niveau brigade. Le modèle d'armée retenu serait basé sur une armée de 330.000 hommes à trois corps d'armées, une défense territoriale et un fort dispositif de dissuasion nucléaire. Une loi de programmation adapterait tous les cinq ans les besoins et les programmes en fonction du contexte géopolitique, géostratégique et économique.
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Trier, Décembre 1977
Je revois la vieille caserne Finat-Duclos dans Eurener strasse, dont les murs de grès blanc, noircis par de micro-organismes, hantent encore mes souvenirs. La Moselle traverse de part en part la ville, ancienne cité romaine baptisée " seconde rome " de l'occident. La ville en tire une notoriété notamment pour sa Porte noire et son Pont romain. Des vignes tracent des lignes parallèles sur les rives escarpées du fleuve et de nombreux massifs forestiers de résineux jouxtent les faubourgs.
La garnison militaire de Trier tient sa réputation du CEC*, qui assure par ses nombreux agrès, le passage fréquent d'unités en formation dont des soldats d'autres nationalités. Siège de l'État-major de la 1ère DB*, stationnent plusieurs régiments à vocation de transmissions, d'artillerie, de commandement et de soutien. Des manœuvres ou des compétitions sportives organisées annuellement, permettent des rencontres avec des militaires des armées canadienne, américaine et allemande.
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Ma vie au 13ème Régiment du Génie
J'occupe les fonctions doubles de chef de groupe dans une compagnie de combat et renfort d'encadrement à la compagnie d'instruction. Le régiment se répartit sur plusieurs emprises dont l'École des ponts en bordure du fleuve dédiée aux compagnies de pontage et de franchissement et le quartier Bertard avec la 11ème compagnie d'instruction et la 16ème compagnie d'équipement.
Cette situation professionnelle particulière — et malgré tout assumée — fait que j'alterne des activités opérationnelles au sein d'une section de Génie combat et des cours de formation de base pour de jeunes recrues, en période initiale de classes. Autant dire que je galère car si le contact avec des appelés de mon âge s'avère particulièrement gratifiant, j'éprouve de grandes difficultés à tout concilier.
Depuis le mois de septembre 1977, j'ai intégré une scolarité par correspondance avec le CNTE*. Cette formation doit me permettre de ne pas perdre mes acquis et d'atteindre le baccalauréat. J'ai conscience que sans diplôme, il me sera difficile d'avancer sur le plan professionnel, militaire ou civil.
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Flash-back
Pour mieux comprendre ma présence à l'étranger lors de mes vingt ans, je dois faire un bond mémoriel de plusieurs années en arrière.
En échec scolaire au sortir du Collège militaire du Mans où je suis un cursus d'enseignement, des classes de 3ème moderne à 1ère technique industrielle, je ne suis pas admis en terminale et sans redoublement possible. Il me faut donc rembourser trois années d'études et mes parents s'y refusent.
Aussi dois-je signer un contrat de cinq années au titre de l'Armée de terre dans l'Arme du Génie, au 1er octobre 1975. Je rejoins l'EAG* à Angers en m'éloignant définitivement de ma famille qui réside à Rabat au Maroc depuis 1973, au titre de la coopération franco-marocaine.
Je me souviens qu'à l'époque, je dessine, j'écris des chansons et des poèmes et je joue de la musique sur une guitare classique aux cordes en plastique. Je suis tombé amoureux d'une très jolie fille de mon âge que j'ai rencontrée dans la capitale chérifienne. Je m'imagine troubadour l'emmener sur mon destrier vers des mondes merveilleux.
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À cet âge, tout me semble à la fois possible et insurmontable.
Très réceptifs aux tensions familiales, aux critères de sélection de ma mère sur mes fréquentations et mille autres tracasseries, j'étouffe. Je vis cette période comme un déchirement intérieur. Je n'ai pas d'arguments pour interférer sur le déroulement de ma vie et surtout aucun moyen de subvenir à mes besoins élémentaires.
Sans ressources et sans diplôme, je dois suivre la route qui m'est imposée, avec l'espoir d'atteindre un jour prochain mes rêves. En m'engageant, à presque dix-huit ans, je me souviens d'être partagé entre le bonheur de m'affranchir de l'autorité pesante et malsaine de mes parents et l'obligation d'exercer le métier des armes qui ne correspond nullement à mes aspirations du moment et surtout qui m'éloigne de la jeune femme que j'aime.
Après dix mois d'une formation d'ESOA* à Angers et le grade de sergent sur les manches, je croise mon grand-père parternel, venu assister à la cérémonie de remise des galons. Bien que j'ai peu d'estime pour lui, je suis tout de même très reconnaissant qu'un ancien militaire ayant servi durant la deuxième guerre mondiale lors de la Campagne d'Italie, soit venu me féliciter en se déplaçant en voiture depuis Mane au sud de Toulouse.
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Mon destin m'oriente sur l'autre rive de la Maine, à Avrillé au 6ème RG*.
Là, je peux suivre une spécialisation en génie combat. C'est , dans mon souvenir, l'une des périodes les plus passionnantes de ma jeune carrière, car les cours et l'entrainement technique et physique s'avèrent plein de qualité et de densité. Nous n'avons d'autres contraintes que d'acquérir des connaissances.
De temps à autre, nous sortons en ville pour s'offrir un bon restaurant, réviser dans un parc ou une patisserie. Avec l'arrivée de l'amphithéâtre de fin de stage, vient le choix des affectations en fonction du classement. En binôme depuis le début de la formation avec un collègue de promotion, nous finissons juste l'un derrière l'autre. Il choisit le 17ème RGP* de Montauban et moi, le 13ème RG à Trêves.
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6 décembre 1976 - Jour de Sainte Barbe
J'arrive au mess du régiment à Trêves, en pleine fête de notre bien-aimée patronne des sapeurs, artificiers et artilleurs.
Les officiers et les sous-officiers arborent tous la tenue de cérémonie avec chemise blanche et cravate noire, képi et gants blancs. Certains ont abusé de la boisson, dont un sergent vétéran, au nom à consonance italienne, avec qui je vais bientôt partager mes activités au sein de la même unité.
Un tel spectacle de déchéance me laisse une drôle de première impression. Mais je dois me faire une raison car l'enivrement général peut se comprendre, un jour de fête de tradition. Le Chancelier du régiment me prend sous son aile et malgré le contexte festif s'assure que je puisse avoir une chambre pour dormir avant mon arrivée officielle prévue le lendemain.
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Je me fais une promesse
Je dois sortir de cette sorte de nasse et tenter l'EMS*, dernière passerelle pour présenter l'EMIA* de Coëtquidan, dès que cela sera possible. Je ne veux pas finir comme ce sous-officier qui braillait à tue-tête, pleurant sans doute sur son triste sort, et semblait ne rien maîtriser.
J'obtiens dès le lendemain une chambre au dernier étage du bâtiment de ma compagnie d'affectation. Située tout au bout d'un long couloir très sonore, aux murs blancs luisants et très haut de plafond, elle est coincée entre l'armurerie et la chambre de mon futur collègue, du nom de Magaux ce qui ne laisse nullement présager un trésor.
Pendant des jours et surtout des nuits, je vis des heures studieuses à étudier l'anglais, les maths, la physique, l'histoire et la géographie au son métallique des perceptions et des réintégrations de l'armement dévolues au service de la garde et pour les patrouilles. Sur le plancher en bois de la chambre voisine, j'entends rouler des cannettes vides de bière, accompagnées des gémissements de mon fameux collègue, totalement imbibé et à la limite du coma éthylique.
Pour faire une barrière sonore, j'ai intallé un ampli-tuner Pionner avec de grosses enceintes JBL, sur des étagères, au dos de mon armoire penderie. La nuit, j'écoute les programmes musicaux sans coupures publicitaires de SWR3 et j'arrive ainsi à faire le vide et à me concentrer sur mes études.
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Ma compagnie d'affectation
Elle ne jouit pas d'une belle réputation et encore moins à sa tête, le commandant d'unité ainsi que mon futur chef de section.
Sans aucun doute sont-ils techniquement compétents mais ils n'ont aucun sens de l'humain. Le lieutenant manie en permanence la menace, le chantage et les demandes de sanctions pour se faire respecter de ses cadres et des appelés.
Les semaines d'activité durent cinq jours plein et le samedi matin est souvent consacré au sport et à la revue des chambres et des équipements, avant de profiter du reste du weekend.
Pour sortir de ce cycle d'enfermement opérationnel et me permettre de me changer les idées, je découvre en ville un bowling à l'ancienne avec des quilles reliées à des fils. J'y vais très régulièrement et je finis par sympathiser avec les organisatrices, deux dames relativement âgées et faisant preuve d'une grande empathie. J'ai ainsi la possibité de participer à des compétitions amicales dans les bases américaines ou canadiennes voisines.
J'acquiers ma première voiture, une Golf S de la marque Wolkswagen. Elle m'offre une grande autonomie. Je me fringue à la mode, dans une boutique tenue en ville par un français, et j'aime sortir en boîte. Je me souviens de cette époque et de ces habitudes vestimentaires avec des pantalons serrés à pattes d'éléphants et des chemises cintrées. Régulièrement, je descends vers Sarrebourg dans une salle de danse provinciale.
Pour l'anecdote en Allemagne, les dancings tiennent davantage lieu de salles de fêtes. Par contre, j'ai l'occasion de me rendre également au Luxembourg voisin dans de véritables boîtes de nuit et la sono retransmet la play-list en direct de la station nationale RTL ce qui me permet de passer des soirées mémorables et cosmopolites ...
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Je gagne ma vie et j'ai vingt ans
Mais je n'ai pas le sentiment que ce soit le plus bel âge de ma vie.
Éloigné de ma famille dont les membres les plus proches se trouvent sur Paris, sans véritablement amis en dehors du cadre professionnel, je ne suis pas véritablement heureux. J'ai une guitare et je joue très souvent avec un collègue. J'écris des chansons dont les mots traduisent la vie que je mène, faite à la fois de joie et de mal-être.
La durée des séjours en garnison oscille entre trois et sept ans pour les sous-officiers. Aussi, beaucoup de mes camarades se marient avec de jeunes allemandes. Mais ce n'est nullement mon ambition. Je ne me vois pas enfermé dans une vie conjugale alors que je n'ai pas d'excellents souvenirs des éclats et des tensions qui régnaient durant mon adolescence au sein de ma propre famille.
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Prisonnier de mes souvenirs, de mes blessures
Cette année 1977 voit le retour de mes parents de leur séjour nord-africain. Mon père obtient une nouvelle affectation aux FFA, à la direction de l'Intendance à l'État-major de Fribourg-en-Brisgau.
J'ai alors l'occasion de les revoir mais pour moi, cela ne change rien. J'ai gagné en autonomie et je tiens en main les clefs de mon destin. La distance et la séparation forcée m'ont malheureusement éloigné de mes frères et de ma soeur au point de les considérer comme de véritables étrangers. En mars 1978, je passe le concours d'entrée en 1ère, série D que je réussis à ma grande surprise et j'entre en septembre de la même année à l'EMS*.
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J'ai tenu une partie de la promesse que je m'étais faite et dont je ne peux être que fier et je repars sur un nouveau cycle de formation, sorte de renaissance qui ne sera pas sans difficultés.
=O=
Notes sur les sigles
OTAN : Organisation du traité de l'Atlantique nord.
RAF : Rote Armee Fraktion ou Fraction armée rouge.
FFA : Forces françaises en Allemagne.
RFA : République fédérale d'Allemagne.
CEMA : Chef d'état-major des armées.
CEC : Centre d'entraînement commando.
DB : Division blindée.
RG : Régiment du Génie.
CNTE : Centre national de télé-enseignement devenu le Centre national d'enseignement à distance (CNED).
RGP : Régiment de Génie parachutiste.
EAG : École d'application du Génie.
EMS : École militaire de Strasbourg.
EMIA : École militaire interarmes de Saint-Cyr Coëtquidan.
ESAO : élève sous-officier d'active.
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