La photo
Quentin se réveilla en sursaut. Une odeur terrible l'attaqua directement, faisant monter en lui une irrépressible envie de vomir. Le jeune homme, couché contre un mur de son appartement, comprit qu'il s'était évanoui un peu plus tôt. Il se rappela quelques souvenirs récents, et son malaise atteignit son apogée. Quentin courut à quatre pattes à travers son appartement, sortit sur le palier et se dirigea le plus vite possible dans les toilettes communes de l'immeuble. Il n'était pas encore arrivé que la bile lui brûlait déjà la gorge. Il finit par rendre bruyamment tripes et boyaux, non sans énerver les voisins du dessus.
La journée était déjà bien avancée. Le soleil entrait par la fenêtre du salon autant que possible, laissant tout de même le logement de Quentin dans une semie pénombre. Sur sa table de camping, le doigt sectionné de son ex-fiancée trônait toujours, accompagné de ses petits amis remuant. Sur le pas de la porte, Quentin n'osait plus entrer. L'idée de prévenir la police lui traversa une seconde fois l'esprit, mais il se ravisa. Le mot inscrit au dos du cliché ne lui inspirait rien de plus qu'une crainte profonde.
— Faut que ça dégage, pensa-t-il.
Il rassembla tout son courage et s'approcha de la table. Il devait d'abord ôter la bague, mais impossible d'y mettre les mains. Il trouva deux fourchettes en plastique dans un tiroir et s'évertua, pendant plusieurs minutes, à ôter l'anneau du membre nécrosé. Le visage de Quentin passa par toutes les couleurs qu'affiche un homme malade.
Une fois son œuvre terminée, il saisit le colis du bout des doigts et se pressa d'aller le cacher dans son petit congélateur. Il s'assura qu'aucun ver ne s'était échappé pendant sa perte de connaissance. Puis il s'empara d'une bombe anti-odeur - achetée par sa sympathique voisine - et pulvérisa la moitié de son contenu dans son appartement et le couloir. L'air devenant irrespirable, Quentin termina son ménage en ouvrant les deux seules fenêtres des lieux - un grand luxe dans l'immeuble.
Le jeune homme enfila la bague sur le manche d'une de ses fourchettes et alla la déposa dans un verre d'eau. Plus tard, même propre, il était parfaitement impossible pour lui de la toucher. L'anneau était souillé, maudit même. Quentin se jura de s'en débarasser dès que possible.
Assis sur son lit, les genous repliés au creux de ses bras, il observait depuis des heures maintenant la bague dans son verre et le cliché, posés sur la table de camping. Son cerveau imaginait tous les scénarios possibles. À chaque fois qu'il fermait les yeux, il espérait que tout cela ne soit qu'un cauchemar. Mais lorsqu'il les ouvrait, les deux objets étaient toujours là, à moins de deux mètres de lui.
Il lui semblait que la bague se transformait en ver de temps en temps, essayant en vain de remonter à la surface. En clignant un peu des yeux, elle retrouvait sa forme originelle. Quant à la photographie ensanglantée, Quentin n'arrivait tout simplement pas à la regarder. Revoir ces lettres noircies dans sa tête le paralysait de peur, il était incapable de l'examiner ne fût-ce qu'une seconde.
Dans l'après-midi, un détail tira le jeune homme de sa rêverie. Il rampa jusqu'à sa fenêtre. Il écarta deux persiennes de ses doigts et observa minutieusement la rue. Il s'agissait d'un sens unique plus proche de la ruelle de banlieue. Depuis plus d'un mois, une vieille Twingo sans pneu était garée à l'entrée de la voie. Les voitures étaient pour la plupart rangées sur le trottoir, où les rares passants devaient affronter les sacs poubelle éventrés, les tas d'encombrants à faire enlever, les cercles de glaires dessinés par les caïds du quartier, les lignes de fientes de pigeons et les éternels petits vendeurs de hasch. En emménageant ici, Quentin s'était d'abord demandé si un morceau malfamé du 9-3 n'avait pas été mystérieusement téléporté en plein Paris.
La nuit, un lampadaire sur deux clignotait et on entendait souvent toute sorte de cris : de l'engueulade domestique au couple sexuellement libéré, en passant par le gamer rageux et le footeux passioné. Quentin avait remarqué dès la première semaine passée ici qu'un vieillard remontait la rue peu avant minuit, à des heures anormalement précises : le papi sortait de chez lui à 22h45 et rentrait chez lui à 23h30. Tous les jours. Ni le vent ni la pluie ne décalait sa surprenante sortie au clair de lune. De la même manière, entre 2h et 2h15, un enfant se mettait à hurler par la fenêtre de son immeuble avant de disparaître dans la foulée. Personne ne l'avait encore jamais vu faire, étrangement.
Dans son étude de la rue, Quentin cherchait un bâtiment en particulier. Celui duquel la photo aurait pu être prise. Selon l'angle, il désigna un immeuble de l'autre côté de la rue, plus petit que tous les autres. La porte d'entrée, depuis des années endommagée, restait ouverte à toute heure de la journée, et l'accès au toit était libre. Il n'était pas rare que des gosses y organisent des soirées à ciel ouvert.
Le jeune homme attrapa ses clés avant de sortir et quitta son appartement. Il ignora les appels de madame Peetre, la gérante estonienne de l'immeuble, qui essayait tant bien que mal d'attirer Quentin chez elle. Il traversa la rue d'un pas pressé, entra dans la tour d'en face et grimpa les marches jusqu'au toit.
Essoufflé, presque transpirant, il poussa la porte d'accès du pied et s'aventura en terrain inconnu. Il n'était jamais venu ici, de peur d'y trouver des junkies, des sans-abris ou des hippies aux mœurs douteuses. Il s'approcha du rebord et le longea jusqu'à trouver l'endroit exact d'où le cliché avait été pris. Il reconnut instantanément la fenêtre de sa chambre et ses persiennes défoncées. C'était forcément là.
Quentin se mit alors à chercher autour de lui. Quelque chose, n'importe quoi qui pourrait donner une raison à ce qui s'était déroulé douze heures plus tôt. Ne découvrant rien pour satisfaire sa curiosité, il se sentit soudain très mal. Il se passa les mains dans les cheveux, prêt à devenir fou. Il ne se rendait pas compte qu'il faisait les cent pas, ses yeux ne discernant plus rien depuis un moment. Quentin n'avait qu'une envie : crier.
À bout, il tomba à genou, près du lieu où la photo avait été prise. Ses mains parcoururent le sol comme deux marionettes ayant pris vie. Quentin avait l'impression que le contrôle de son corps lui avait échappé. Il se rendit alors compte que quelqu'un avait pénétré son esprit plus que son intimité. Un intrus s'était incrusté dans sa vie et lui en voulait. Quentin avait peur, bien au-delà de toute frayeur jamais ressentie jusqu'à maintenant.
Ses doigts, en effleurant une latte de la terrasse, rencontra un bout de papier glissé entre deux planches. Les mains tremblantes, Quentin parvint à extraire une enveloppe dissimulée sous le bois. En la retournant, il découvrit quelques mots imprimés dessus :
Je savais que tu trouverais
Quentin, la vue brouillée par des larmes de nervosité, tressaillant comme un enfant terrorisé, ouvrit lentement l'enveloppe. À l'intérieur, un autre cliché. Cette fois-ci, Quentin lâcha la photo comme si elle venait de le brûler. La photographie montrait une femme couverte d'hématomes. Ses bras, enchaînés à des poteaux d'acier, étaient maigres et lâches, et semblaient vouloir se détacher du reste du corps au moindre mouvement. Ses jambes formaient deux angles incohérents, donnant plus que l'impression qu'aucun des os n'était encore entier. Son visage, tuméfié, couvert de larmes de sang, était celui d'une personne ayant perdu tout espoir de revoir un jour la lumière du jour. Quentin fondit en pleurs.
Au dos de la photographie, une adresse.
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