Je faisais du stop cet été là, en jupe et sandales dans le sud de la France, quand un camion freina à ma hauteur en faisant crisser ses pneus sur le bitume, glissa en travers de la route et finit sa course dans le fossé ! Dans l'accident, toute sa cargaison se renversa : des dizaines de pommes et de citrons débaroulèrent* sur la chaussée.

Je m'avançai vers le véhicule pour demander au conducteur si tout 'allait bien; En m'approchant, je vis par la fenêtre ouverte un homme aux cheveux hirsutes et aux dents noires. Il me souriait comme s'il avait réussi un exploit. « M'sieur Leprinsse pour vous servir ! » dit-il en posant sur moi un regard dérangeant. Je constatai qu'il avait un strabisme très marqué, vers la convergence ou la divergence, je ne saurais préciser tant j'avais du mal à le regarder dans les yeux. Je lui demandai s'il voulait que j'appelle les secours ou une dépanneuse mais il me répondit que « Non, c'est bon, tout va bien ma ptite dame, faut juste que j'va ramasser mes fruits, y s'sont fait la malle nom de diou ! »

Alors il descendit du camion, et je décidai de l'aider.

« Où c'est qu'a va la ptite dame ? » me demanda-t-il en lorgnant vers moi.

« A veut une pomme ? » dit-il en se rapprochant.

Je refusai son offre et éludant la question, je fis signe à la voiture qui arrivait en sens inverse. Un couple de l'âge de mes parents s'arrêta et me proposa de m'emmener.

Voyant que j'allais m'échapper, le prince charmant gesticula en parlant fort : « J'va l'am'ner, moi, la poulette ! A m'doit bien ça ! C'est qu'sa faute à la môme si j'a pu d'camion qui roule ! » s'égosilla-t-il, en soulevant son marcel pour se gratter le ventre.

A ce moment, des dizaines de poules sortirent de l'arrière du camion, caquetant et voletant de toutes parts vers une liberté inespérée. Leurs cages avaient dû s'ouvrir sous le choc de l'accident et elles s'empressaient de se ruer vers la sortie. Le spectacle était étonnant, les voitures qui passaient à notre hauteur s'arrêtaient pour contempler la scène, un embouteillage se formait et des klaxons se mettaient à hurler d'indignation.

Avec tout ce boucan, les poules paniquaient, traversant le champs qui longeait la route vers un bois qui avait l'air tout fou et touffu. Le couple se joignit à nous pour rattraper les volatiles et nous nous mîmes à courir en tous sens pour tenter de les récupérer. Nous faisions des vols planés vers les poules qui semblaient nous narguer. Cot cot cot, faisaient-elles coquettement dans un nuage de plumes volantes tandis que nous rations nos cibles à tour de rôle. Surtout le bigleux qui lui, n'en attrapa aucune et se contenta de les appeler par leurs noms : « Germaine ! Reviens ! Jacqueline ! Pétula, aux pieds ! Colette ! Micheline ! » Il caquetait tout en repliant ses bras contre ses flancs comme s'il en était une, de poule, dans l'espoir de les amadouer. À ce moment, je ne savais pas si je devais rire ou pleurer, je crois que, déconcertée, je fis les deux en même temps.

L'homme et la femme qui nous avaient prêté main forte avaient l'air de regretter de s'être arrêtés...

Une heure plus tard, tous en nage, dépenaillés et la cargaison entièrement retrouvée, nous étions prêts à repartir. Enfin, presque. Le camionneur, en attendant que son beau-frère vienne le remorquer, sortit une bouteille de je ne sais quel alcool et but au goulot plusieurs gorgées d'une traite. Il nous tendit le reste de sa bouteille en rotant bruyamment. Je découvris, avec un haut le cœur, qu'à l'intérieur de la bouteille se trouvait une grenouille toute ratatinée et compressée, marinant dans ce jus visqueux.

« C'est dl'a bonne de chez nous, le Kermitage château LaGrenouille ! » annonça-t-il fièrement. Sans vouloir le vexer, nous déclinâmes sa proposition en détournant le regard et je sortis ma bouteille d'eau minérale pour trinquer, de loin.

C'est sur ces derniers échanges que nous quittâmes Monsieur Leprinsse et je terminai mon voyage en me posant des questions existentielles sur le destin improbable de certains batraciens.

* Débarouler : tomber en roulant.