La vie est une succession d'accidents
Le soleil nous fait grâce de sa présence en ce froid matin de janvier. De la neige tombée cette nuit a recouvert d’un épais duvet blanc les champs bordant ma petite commune nichée dans le bocage normand. Un paysage digne d’une peinture de Courbet.
Quel doux silence.
C’est à peine si l’on ose marcher sur la couche enneigée de peur de briser la beauté du moment. On parle à voix basse, on frôle d’un doigt ganté les amas de neige sur les voitures. Enfin, c’était avant que les enfants ne sortent et embrasent l’air de leurs cris émerveillés.
Je les observe d’un œil distrait en descendant la route aux côtés de mon aimée essayant de calmer les ardeurs de notre chien. Celui-ci est bien plus excité que les gamins à l’idée de courir dans le parc fermé à l’occasion du marché. Je ne peux m’empêcher de rire en voyant courir Clémence sans oser lâcher Isidore.
- Détache-le ! Il ne risque rien ici.
- Et s’il lui prend l’envie de se jeter sur la route. Qu’est-ce que tu ferais alors ?
Je la rejoins alors qu’Isidore a plongé le museau dans la neige pour renifler les odeurs. Je la trouve adorable avec son épais bonnet de laine duquel dépasse ses mèches brunes.
- Facile. J’irai en chercher un autre à la SPA.
- Il fallait répondre d’aller chez le véto. Monstre !
Elle me donne un solide coup de coude avant de repartir courir avec le chien. Elle ne l’a toujours pas lâché. Une vraie maman-poule.
Un instant passé à les regarder, puis je reprends ma route vers le marché. Le temps qu’elle balade la bête, je prends un peu d’avance pour passer le moins de temps possible dehors par ce froid.
Je pensais qu’il n’y aurait personne, mais il faut plus que des températures négatives pour effrayer des ruraux. Quasiment tous les commerçants sont venus et les clients affluent. Sagement, docilement, je vais me placer avec mon caddie (la vieillesse…) à l’arrière de la file bordant l’étal de fruits et légumes.
Je reconnais certaines personnes, on parle de la semaine, du temps, du travail et des vacances. La discussion s’arrête vite lorsque leurs enfants turbulents se mettent à courir tout autour de nous. Les parents peinent à retenir les plus jeunes de rejoindre leurs aînés. Je note avec amusement l’organisation se mettant en branle par habitude. Deux papas gardent un œil à l’entrée du marché tandis que plusieurs mamans postées à divers endroits clé des files d’attente surveillent la joyeuse troupe. Certains des marmots chutent, quelques-uns pleurent, d’autres encore se font gronder.
Et moi, j’attends tranquillement que vienne mon tour. J’écoute d’une oreille distraite le père et sa fille derrière moi. La petite voudrait rejoindre ses amis, le père, d’abord réticent, finit par céder au prix d’un rangement de sa chambre à leur retour.
Les enfants courent autour de nous. Pétillants d’énergie, ils fatiguent pourtant vite et retournent au creux des bras aimants.
Soudain, je sens une pression contre ma hanche. La petite de derrière est revenue vers son père, sauf qu’elle s’est trompée ! Fatiguée, elle minaude pour gagner sa pitié et essayer de rentrer à la maison.
- Papa…
Je n’étais pas prêt. Mon cœur explose, ma poitrine se contracte comme si elle était devenue tout à coup trop étroite. Je baisse le regard, la gamine ne s’est pas rendu compte de son erreur, jusqu’à ce que je rie, ce qui la fait lever les yeux.
- Excuse-moi, mais je crois que tu te trompes de papa.
L’intéressé réalise la méprise. Il récupère son enfant en riant de concert avec moi. Je m’excuse devant lui également.
- Il n’y a pas de mal. Tant qu’elle ne repart pas avec vous.
Un sourire s’étire sur mon visage alors qu’une joie pure m’étreint. Clémence me retrouve ainsi alors qu’Isidore me fait la fête. Le pauvre ne m’a pas vu pendant cinq minutes, l’enfer !
- Qu’est-ce qui t’arrive ? me demande-t-elle en notant la joie tordant mes traits.
- J’ai envie d’être papa !
Elle me dévisage, interdite.
- Eeeet… ça t'est venu, comme ça ?
- Oui !
Elle pouffe de rire devant mon air béat. Son regard suit le mien, vers les marmots courant tout autour de nous. Sans mot dire, elle se colle à moi et pose sa tête contre mon épaule.
Main dans la main, nous allons acheter nos champignons, le chien collé à nos basques et des prénoms lancés dans le vent hivernal.
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