Malgré la saleté, je reconnais son apparence. Cette fois, il ne s'agit plus d'examiner le corps immobile d'un anonyme. L'atrocité de la situation me prend aux tripes. Ce corps, c'est celui de…

la guitariste.

Je m’accroupis près d’elle. Elle est beaucoup moins jolie dans cet état. Des détritus se sont agglutinés sur ses vêtements.

J’ai beau la détester, cela me révulse de voir sa silhouette inanimée sur le sol, comme si la vie l'avait quittée. En dépit de toute la haine que j'ai pour elle, elle ne le mérite pas.

Un pompier dégage une autre personne de la salle enfumée. Elle aussi est inconsciente. Pas la peine de se faire d'illusions, tous ceux encore à l'intérieur ont respiré bien trop d'émanations toxiques pour pouvoir rester debout.

Le pompier s'approche pour poser le corps près des autres.

J'étais déjà salement ébranlée. Maintenant, mon monde s'écroule. Dans les bras du pompier, inerte, c'est mon homme.

Un filet de bile jaillit de ma bouche. Je m'y attendais à un moment ou un autre, mais quand la réalité se manifeste sous vos yeux, vous n'y croyez pas. J'éclate en sanglots.

Je vois mon mec étendu sur le sol. Son corps est placé juste à côté de celui de la guitariste. Sa main, ballante, glisse de quelques centimètres sur le sol et vient se coller contre celle de sa copine musicienne. C'est ironique, non !

Je me penche au-dessus de lui, mes larmes coulent sur mes joues et finissent par atterrir sur les siennes. Son visage noirci par la fumée est étonnement serein, détendu. Comme s'il dormait.

J'attrape ses mains pour les serrer dans les miennes, comme si ce contact pouvait le réveiller. Je pose ma tête contre son torse. J'aurais envie de sentir sa respiration, sentir son ventre se soulever et s'abaisser mais il ne bouge pas. Je reste moi aussi sans bouger, contre lui. Je n'ai plus envie de rien.

Les deux flics qui discutaient avec le vigile viennent dans ma direction. Ils s'arrêtent à distance respectueuse. Ils s'interrogent mutuellement du regard pour décider lequel doit me parler. La fumée s'est dissipée, le feu dans la cour doit être maîtrisé et la brume noire s'éclaircit. Derrière les policiers, je peux voir l'enseigne légèrement rouillée de la salle de concert et lire les lettres.

Au vu de la situation, ce dernier détail peut paraître complètement futile, pas vrai ?
Pourtant, à ce moment dans ma tête, ça fait tilt.

Tilt comme quand on vient soudainement de comprendre quelque chose.

Tilt comme au flipper, quand l'appareil est secoué trop brutalement.

Il y a quelques mois, avec mon homme, nous étions allés chez une voyante. J'étais très amoureuse et je voulais savoir si nous resterions ensemble toute notre vie. La réponse fut identique à celle prononcée lors des mariages à l'église « Jusqu'à ce que la mort vous sépare. » Mon gars lui a alors demandé de quelle façon il allait mourir, on n'a pas idée de poser une question pareille, c'est de la provocation. La voyante a pris un air sombre, n'a pas répondu de suite. Finalement, comme il attendait sa réponse, elle lui a lâché du bout des lèvres qu'il allait se tuer à l'usine. Mon mec est sceptique forcément, il bosse dans un bureau de services financiers. La voyance est loin d'être une science exacte.

L'enseigne rouillée !

La salle de concert s'appelle « l' Usine ».

TILT !

Je sais que mon homme n'en sortira pas vivant. Ses poumons ont aspiré trop de vapeurs toxiques, son corps ne l'a pas supporté, il ne dort pas, inconscient, dans mes bras, il est... mort !

Je souhaitais les crever tout à l'heure, lui et sa garce de copine. Putain... je l'ai fait.

Il est mort. Game over.

Mon corps est pris de tremblements. J'ai envie de mourir moi aussi. Avant de sombrer définitivement, mon ultime acte de détresse et de fureur est un cri. Accablée, désespérée, j' hurle une dernière fois son prénom.

JIMMY !