Savoir qui on est
Qu'est ce qui fait de vous une personne à part entière ? Je ne cherche pas à me moquer ou à être insultante, je n'oserais pas. J'essaie de vous expliquer. Qu'est ce qui fait que vous êtes vous-memes ? Que les deux jumelles de l'apothicaire rue des époisses sont différentes l'une de l'autre ? C'est dur à dire, n'est-ce pas ? Vous vous levez le matin, et vous savez. Vous n'avez pas à vous rappeler. Vous connaissez votre nom, votre âge, la chemin qui vous a mené à ce moment encore à moitié endormi, les pieds sur la descente du lit, en train de vous gratter le bas du dos.
Oh bien sûr, vous ne seriez pas capable, disons, de citer les dates de naissance des membres de votre famille par exemple. La vôtre est même peut être un peu floue. Mais cela importe peu. Vous savez qui vous êtes. Vous savez qui vous êtes parce que vous possédez cet agrégat de mémoires et de sensations qui n'appartiennent qu'à vous. Vous seriez étonné si vous n'aviez pas ce petit tiraillement à la jambe, par exemple. Non que vous pensiez tous les jours à l'accident qui a provoqué cette douleur, mais maintenant, c'est un fait qui vous appartient, qui vous construit. Un petit bout de mémoire dont l'existence vous permet d'être en tant que personne.
Maintenant, imaginez une pierre. Attention, pas une de ces plaques de calcaire qu'on trouve dans les jardins ici. Trop friables. On ne peut pas leur faire confiance. Pas une brique non plus. Les briques peuvent contenir des pierres, ressembler à des pierres, mais ce ne sont que des impostrices, toutes autant qu'elles sont. Elles font figure de, elles donnent l'illusion pour les gens qui ne s’y connaissent pas. Derrière, elles sont molles et friables et certainement incapables de garder la moindre trace de ce qui leur est arrivé.
Non, non, je ne me moque pas de vous, je vous promets. Les pierres ont une identité. Une mémoire. Et ma vie, c'est de la raviver. Parce qu'une pierre en bonne santé, voyez-vous, c'est une pierre qui sait qui elle est, et ce qu'elle fait là. Vous comprenez, maintenant, j'espère. Mon travail est important. Mon travail est bien plus que cela pour moi, d'ailleurs. Mon travail est mon identité. C'est ce que je sais du monde et de moi-même. Mon passé et mon futur. Mes parents y ont veillé. Quand je dis aux gens de m'appeler Cariat, effectivement, on ne s'en doute pas. Et puis les gens d'ici sont gentils. Ils assument que je veux dire Cariad, avec mon accent. C'est un joli prénom, mais ce n'est pas le mien. Cariat, c'est le diminutif de Cariatide, le nom de ces sculptures que l'on trouve sur les frontons des temples. Oh, vous pouvez sourire. Et encore, moi je m'en sors bien. Mes frères et sœur, ceux que je connais, en tous cas, s'appellent Jade, Lapis, Roc, Marbre, Grès et Travertin. Et si vous prenez le reste de ma famille, ça continue dans la même veine. Moi, je suis là petite dernière, vous comprenez, ils commençaient à manquer de noms qui n'étaient pas déjà portés par trois personnes. Alors ils ont choisi Cariatide, comme mon arrière-arrière-grand-mère. Ça reste un bon nom pour quelqu'un destiné à raviver la mémoire des pierres, non ?
Oui, c'est ce que j'essaie de vous expliquer. Ou plutôt, j'essaie de vous amener à le comprendre. Mon métier, ma vie, vraiment, est dédiée aux pierres et à leurs mémoires. Je les sens. Je les comprends. Et surtout, je ravive leur identité. Une pierre qui sait qui elle est, qui se souvient de pourquoi elle a été placée là, c'est une pierre en bonne santé. Une pierre qui ne s'effritera pas, ou du moins pas tout de suite. Une fracture qui ne se développera pas en son cœur, ou au moins plus lentement. Une ville entière peut s'écrouler si la pierre qui la soutient oublie son rôle. Nous prenons notre fonction très à cœur.
Vous comprenez mieux, maintenant ? C'est un rôle important et nous nous disséminons partout où il y a des pierres, partout où elles ont été taillées, pour assurer leur pérennité. Cela ne fait pas tant d'entre nous, d'ailleurs, tout le monde ne naît pas avec le don. C'est une triste affaire. Dans ce cas-là, on perd tout. Notre nom, notre famille, notre but… Et pourtant, parfois je les envie, je vous avoue, ceux dont on ne parle pas, qu’on pousse hors de nos mémoires. Oui, ne me regardez pas comme ça. Je les envie. Ils partent, et ils ont tout à découvrir, toute une vie à inventer. Moi je suis née pour les pierres, j’ai grandi avec les pierres et je mourrai par les pierres… si on peut appeler ça mourir. C’est pour cela que j’ai décidé d’engager vos services, d’ailleurs.
Oui, je sais, je vous ai perdu, je ne suis pas très douée pour ce genre de choses. C’est votre métier, après tout, pas le mien. Donnez-moi une minute que je me remette les idées en ordre. C’est que les histoires humaines sont différentes des pierres, vous comprenez. Lorsque que je les sens, je perçois la course du soleil et de la lune sur leurs surfaces, la pluie, le lent mouvement de leurs pensées, en même temps que leurs raisons d’être et leurs contradictions. Tout en même temps, en un seul tableau, une seule évidence qui se déploie au côté de celle de ses voisines. Et au milieu, par-dessus, par-dessous, tout un bruissement d’activité, comme des paroles distantes sur une radio, toujours juste trop loin pour que vous compreniez exactement ce qui se dit. Ça, ce sont les humains, les animaux, la peinture et la mousse déposées sur la surface, toutes ces créatures qui vivent et meurent rapidement et dont la pierre n’arrive à garder que des échos, mais qu’elle tente de sauvegarder quand même. De son point de vue, une coccinelle qui traverse sa surface est aussi importante que le sacre d’un roi ou l’éruption d’un volcan. Alors aller chercher vos débuts et vos fins, c’est un peu compliqué. C’est quelque chose qu’elle ne comprend pas.
Tiens, j’ai une idée. Si vous me regardez, qu’est-ce que vous voyez ? Vous êtes une personne de mots, alors vous direz peut-être que j’ai un teint d’albâtre ? Ou crayeux, si vous êtes un peu moins poli, encore que je ne suis pas sûre ni d’une expression, ni de l’autre, parce que l’albâtre peut être foncée, et la craie… et bien certes, la craie est blanche, mais je ne vois pas en quoi c’est un problème de ressembler à de la craie alors qu’en général les gens l’utilisent pour dire qu’on ne va pas bien. Eh bien, dites vous que dans le cas de ma famille, ce n’est pas une figure de style. À mesure que nous ravivons la mémoire des pierres, nous les nettoyons, nous prenons en nous les histoires qui viennent s’accrocher à leurs buts, comme on nettoierait son jardin des mauvaises herbes, comme on coupe le gui qui étouffe l’arbre. Et cela a des conséquences, bien sûr. Tout a des conséquences. Alors avec le temps, notre teint se fait davantage à l’image des pierres que nous côtoyons. Nous prenons l’aspect veiné du marbre, les creux de la meulière… Nos yeux se figent, adoptent la dureté du granit ou du grès… parfois, même, ils s’ensablent. En tous cas, c’est ce que mes parents m’ont dit, parce qu’il faut vivre très vieux pour avoir les yeux qui s’ensablent. Enfin, vous voyez le principe.
Ma mère soutient que la pierre nous pénètre. Pour mon père, c’est nous qui la rejoignons. Ça n’a pas vraiment d’importance. Ce qui compte, c’est que nous y sommes plus ou moins sensibles et un jour ou l’autre nous finissons par devenir des pierres. Je vous ai parlé de mon grand-père, non ? Je suis venue ici pour continuer son travail. Il s’est figé quelques temps après être arrivé ici, alors qu’il était encore dans sa prime jeunesse. Et comme nous sommes peu au regard de la tâche, personne n’a pu venir ici avant moi. Il n’avait eu que trois enfants doués, après tout, et aucun d’eux n’était en âge. Et quand cela a été le cas, il y avait tant à faire ! Mon grand-père est resté seul jusqu’à ce que j’arrive ici. Alors maintenant, même lorsque je me concentre au maximum, il reste lointain, un peu plus à chaque fois. Bientôt, il se brisera, et je ne pourrai rien y faire. Tout ce qui faisait sa personne perdu, effacé. Vous comprenez mieux ce que vous avez à voir avec tout ça ?
Et si je vous le présente comme cela ? Nous devenons pierres à force de raviver leurs histoires. Alors je me suis dit que si je venais vous voir, comme vous êtes un peu comme un collègue, mais vous racontez les personnes, et que je vous racontais mon histoire, vous pourriez faire pareil. Vous pourriez me raviver aussi. Et peut-être que comme cela, je ne deviendrai pas une pierre trop vite. Même si je comprends bien que l’esprit humain est différent. Quand j’aurai passé cette porte, qu’est-ce que vous retiendrez de moi ? Mon histoire ? Mon parfum ? Le grain de beauté sous mon œil ? Ou peut-être rien de tout ça ? Un mot, un sourire, un geste, une impression brumeuse aux contours qui s’effilochent davantage à chaque instant ? Mais avec un peu de chance, je laisserai avec vous un peu de mon essence, de mon être, et quand je m’assiérai à nouveau devant vous, vous saurez la retrouver, sentir mes lignes de faille, m’aider à chasser les motifs parasites qui se développent, prévenir mes fractures, que sais-je ? Personne n’a essayé cela avant moi. Êtes-vous prêt à tenter cette aventure à mes côtés ?
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