Premier vol, suite
Pendant le décollage, le nez collé au hublot, elle observa la ville qui rétrécissait et les champs qui se fondaient les uns dans les autres à perte de vue. Puis une couche de nuages les effaça, ne laissant voir qu’un infini tapis neigeux. N’osant tourner la tête vers Mme Conda, la télépathe tueuse de chatons, Jade laissa son regard et ses pensées dériver. A peine trois heures auparavant, elle avait paniqué à l’idée d’être renvoyée de son collège ; à présent, elle volait vers Paris, accompagnée d’une sympathique meurtrière et d’un oiseau dont certains voulaient également la mort.
Un piaillement retentit soudain, comme si Arkoïe avait reçu sa pensée. Ou comme si Arkoïe réclamait à manger sans se douter de rien. Jade sortit la boîte à chaussure de son sac et ouvrit le pot de purée.
– C’est un oiseau très rare, tu sais, répéta Mme Conda tandis que la jeune fille donnait la becquée à l’oisillon. Pour les songeurs, il a une signification très particulière.
– Pourquoi ? Personne ne le connaît vu qu’il vient de naître.
– Ce n’est pas le premier, tu as dû l’entendre. Nous l’appelons le tétras, mais ce n’est pas un simple tétras. Il naît, pond un unique œuf, puis meurt et éclot au même moment. Ton père l’avait avant toi, et ton grand-père avant lui, sa mère encore avant…
– Vous les connaissez ? demanda Jade, avide d’en savoir plus sur sa famille paternelle.
– Il n’y a plus grand chose à connaître. Tout ce que tu dois savoir, c’est que cet oiseau est extrêmement précieux. Il est célèbre parmi les songeurs, ce qui signifie que tu devras le cacher quand il grandira.
– Le cacher ! s’exclama Jade en se tournant finalement vers Mme Conda. Je ne vais pas le laisser enfermé dans sa boîte quand il saura voler !
– Le problème est qu’il est fortement lié au songe, on dit même que c’est de lui que viennent tous les rêves. Toujours est-il qu’il confère une incomparable puissance aux songeurs qui en sont proches, géographiquement, ou psychiquement. C’est-à-dire que si l’on se tient près de lui ou que l’on a un lien d’affection avec lui, on améliore la capacité à songer. Certains personnes recherchent cette puissance et voudront donc te le voler, voire le tuer.
Jade pensa à sa mère qui avait été sur le point de l’abattre avec un couteau, et au chaton que la principale avait éventré. Quel monde de fous venait-elle de rejoindre ? Avant qu’elle ne puisse demander des précisions, une hôtesse leur offrit à boire, mettant fin à la conversation. Jade prit du jus de tomate pour en proposa à Arkoïe mais il refusa catégoriquement, baissant la tête d’un air boudeur.
– Pourquoi est-ce qu’on tuerait une si petite bête ? reprit Jade.
– Ces temps-ci, les songeurs se tiennent plutôt tranquilles, expliqua Mme Conda. Mais avant ta naissance, je crois, nous étions moins pacifiques. Pour ainsi dire, c’était la guerre. Oh, rien de très meurtrier à l’échelle du pays, parce que nous avons résisté de toutes nos forces, et plus ou moins gagné. Cette victoire, conclut-elle en pointant un doigt boudiné vers Arkoïe, nous la devons à l’oiseau. Et à ton père, bien sûr. Tiens, prends-donc un chewing-gum, veux-tu ?
Imaginant son père en armure de chevalier, Jade accepta par politesse et commença à mâcher la pastille, dont le goût lui fit penser à la confiture de châtaignes. Son cou se mit à la picoter et ses jambes se relâchèrent. Elle entendit Arkoïe piailler alors que la boîte lui glissait des genoux, mais n’eut pas la force d’intervenir. Du coin de l’œil, elle vit Mme Conda la retenir puis sortir un minuscule flacon rose et s’en vaporiser un parfum à l’odeur de barbe-à-papa.
La télévision montrait en gros plan un vieil homme à la mâchoire carrée et la bouche à l’envers. A côté de l’écran, un long manteau de cuir se tenait debout. Jade leva les yeux, pensant avoir déjà vu ce visage barbu et moqueur. Autour d’eux, un large cercle de flammes dansait au rythme des paroles de Kabus.
– Nous devons rétablir une autorité forte et intolérante, clama-t-il en tournant sur lui-même.
Jade se déplaça au sein du cercle de feu et ne trouva rien d’autre. Déçue, elle regarda vers le ciel obscur et vit une perdrix pourpre le traverser à la vitesse d’une comète.
– Nous devons rétablir une autorité forte et intolérante, répéta l’homme de la télévision d’une voix passionnée.
L’image s’élargit et montra une immense foule qui acclamait l’orateur en agitant des drapeaux. Peu intéressée par la politique, Jade se dirigea vers les flammes et les traversa sans hésiter ; elles étaient froides mais sentaient le pétrole. De l’autre côté, une rangée de lits entourait le brasier, et sur chacun d’eux, une personne se tenait debout, une main sur la tempe, l’air concentré.
– La liberté est notre seul espoir ! criaient-elles toutes. La liberté est notre seul espoir !
Voyant un garçon à peine plus vieux qu’elle, Jade avança vers son lit pour lui parler. Elle n’en eut toutefois pas l’occasion car le garçon s’effondra. Son corps se mit à s’agiter férocement ; de la bave lui coulait des lèvres. Puis il se tint immobile, comme s’il avait trouvé le sommeil.
– L’indulgence nous mènera à l’extinction, dit Kabus.
Jade grimpa sur un autre lit, où une jeune femme se balançait d’un pied sur l’autre, anxieuse. D’ici, elles pouvaient voir la tête de Kabus émerger au-dessus des flammes.
– L’indulgence nous mènera à l’extinction, martela la voix venue du téléviseur.
– Que soient égales toutes les personnes humaines ! scanda la jeune femme, reprise en chœur par tous les autres lits.
Kabus tourna la tête vers elles. Il avait les yeux injectés de sang, et un regard si haineux que Jade en sentit un frisson lui parcourir le dos. La jeune femme se mit à trembler, tomba à genoux et bascula du lit. Jade ne put la retenir et constata qu’elle reposait, immobile, comme endormie les yeux ouverts.
Les slogans continuaient pendant que Jade longeait les lits. Avec une atroce régularité, leurs occupants s’effondraient en convulsant sous le regard insensible de Kabus. Parvenue au bout de la rangée, elle vit la perdrix pourpre se poser sur l’épaule d’un grand chauve à la peau mate.
– Béryl ! cria Jade sans se faire entendre.
Elle s’approcha de lui et vit qu’il caressait la perdrix. Celle-ci lui mordilla l’oreille avec son bec ; son bec azuré.
– Solidaires, nous vaincrons la misère ! brama Béryl, et sa voix grave fit trembler les flammes.
Kabus le fixa intensément et Jade crut qu’il allait s’écrouler à son tour. Mais il ne tressaillit pas, soutint le regard, et sourit du coin des lèvres quand la télévision répéta :
– Solidaires, nous vaincrons la misère !
Au centre du cercle, Kabus poussa un long hurlement. Les flammes prirent de la hauteur, ardèrent, et consumèrent jusqu’à la dernière poussière.
Jade revint à elle avec un détestable goût de cendres dans la bouche. Son rêve lui restait en mémoire dans le moindre détail. Elle but une rasade de jus de tomate et toussa bruyamment. Arkoïe, blotti sur les genoux de Mme Conda, paraissait minuscule en comparaison avec l’oiseau du rêve, mais le bec était bien le même.
– Désolée, dit la principale, l’air contrit, j’y ai été un peu fort sur les flammes. Il faut dire que l’époque de Kabus était vraiment misérable. Il voulait à tout prix s’emparer du pouvoir pour imposer sa dictature. Pour cela, il manipulait des dormeurs un peu faibles d’esprit et les plaçait à des postes stratégiques. Son pion aurait gagné l’élection présidentielle si nous n’étions pas intervenus. Le problème, c’est que Kabus nous faisait payer cher notre résistance…
– Les gens qui sont tombés du lit, demanda timidement Jade, est-ce qu’ils sont…
– Je ne sais pas exactement ce que tu as vu. Je t’ai envoyé une idée, et ton esprit l’a interprétée sous forme d’images et de sons, peut-être aussi d’odeurs car tu as l’air d’être une bonne réceptrice. Quoi qu’il en soit, oui, beaucoup sont morts. Quand Kabus choisissait une nouvelle cible, nous la voyions empirer de jour en jour, jusqu’à ce que, un matin, il n’y ait plus de nouvelles. Ton père s’est battu comme un lion, fort qu’il était de sa relation avec le tétras. Mais un jour, l’oiseau a disparu, et je crois que ça lui a fait un choc énorme. Il s’est laissé aller et… Kabus en a profité.
Jade détourna les yeux pour cacher la perle brillante qui grossissait au coin de son œil. Le soleil s’était couché, des zébrures multicolores enflammaient les cieux. Les hauts-parleurs crachotèrent une annonce et l’avion commença sa descente vers Paris.
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