Obsession
— Fille, il suffit pour aujourd’hui ! La nuit va tomber, laisse donc ce pauvre arbre.
Sans interrompre pour autant ses efforts, la jeune fille réclama encore quelques instants. Dès qu’il fera nuit noire, elle rentrerait, elle le promettait.
Emmitouflé dans son épais manteau, Tabor s’assit sur son banc. Il faisait froid, la nuit promettait d’être glaciale. Fille n’était vêtue que d’une tunique, mais sous l’effort, son corps dégoulinait de sueur. Elle frappait l’arbre avec son épée de bois sans jamais faiblir, enchaînant les passes et les bottes. Elle en avait usé voire brisé plus d’une durant ces deux dernières révolutions. Autour de la petite ferme, une vingtaine d’arbres portaient les cicatrices de ses multiples assauts.
En l’espace d’à peine vingt lunes, l'enfant avait bien grandi. C’était maintenant une jeune adolescente farouche et âpre à la tâche. Au plus grand regret de Tabor, elle négligeait l’étude et quand elle n’était pas occupée aux tâches du petit domaine, passait le plus clair de son temps à s’entraîner. C’était devenu une redoutable archère et si sa force physique ne lui permettait pas de rivaliser en portée avec les meilleurs, elle compensait grandement en précision. En outre, elle avait mis au point un arc bien étrange, aux courbures inversées. Elle prétendait que lorsqu’elle pourrait pleinement l’exploiter, elle ne craindrait plus personne. Tabor n’en avait jamais vu de pareil, il avait par ailleurs lui-même du mal à le bander. Fille était maintenant presqu’une femme. Même si sa petite taille et son gabarit modéré pouvaient laisser planer quelque doute, ses formes avaient tôt fait de le lever. Il observa sa musculature fine et déliée jouer sous la peau bronzée et lui intima une dernière fois l’ordre de rentrer, ce à quoi elle obtempèra. Le repas du soir était sobre, comme à l'accoutumée. Du pain et un riche bouillon qui mijotait depuis la fin de l’après-midi. Pourtant, le fumet les ravit tous deux et ils firent rapidement honneur au chaud breuvage.
— Père … hier au village, j’ai vu Rodolf, le forgeron.
— Fille, tu ne vas pas revenir avec ça !
Elle fixa son bol vide.
— Vous repoussez sans cesse l'échéance, inventez mille excuses. J'étais trop petite, puis trop chétive, je n'étais pas prête. Je devais m'exercer d'abord avec une épée factice. Quel prétexte allez-vous trouver aujourd'hui ?
Un long silence s'installa. Depuis l'hiver précédent, Fille s'était faite moins pressante. En dehors des travaux de la ferme, elle consacrait le plus clair de son temps à courir la forêt, à pied ou à cheval. Si tant était que le vieil équidé qui lui servait de monture ait encore pu courir. Ce fut elle qui brisa le silence.
— Si vous refusez de m’enseigner, je chercherai moi-même un Maître d’armes.
— Rodolf est un artisan. Il ne suffit pas de construire des épées pour savoir les manier.
— Alors enseignez-moi, vous !
— Ce n'est pas le moment. En outre l'hiver est là, on ne pourrait trouver instant moins propice.
— Ce n'est jamais le moment, s'énerva-telle. Il fait trop chaud, il fait trop froid, il faut moissonner, couper du bois, lire, lire et lire encore !
Son regard brillait d'une détermination farouche. Il crut y déceler aussi une étincelle de reproche. Il le soutint pourtant, et se leva lentement.
— Prends ton épée de bois !
Il l'entraîna au dehors. Le contraste avec la douce chaleur de l’âtre, à l’intérieur, était saisissant. La nuit était tombée, la température glaciale lui coupa un instant le souffle. Il tira la jeune fille par le bras, sans aucun ménagement.
— Mets-toi en garde, je reviens. Assure ta position, tes jambes doivent être fermes. Puis ne bouge plus d’un pouce.
Il rentra un instant, enfila son épais manteau de fourrure. Il ressortit, sourire aux lèvres. Aussi légèrement vêtue, elle allait très vite le supplier d'interrompre la séance.
Il posa ses mains sur ses épaules, jaugea sa position, évalua sa stabilité.
— Es-tu prête ? Je veux que tu fasses bloc avec ton épée.
Elle opina. Face à elle, Tabor posa une main au milieu de la lame factice et d’un regard, fit savoir à son élève que l’attaque était imminente. Il referma sa poigne d’acier et, en l’espace d’un clin d’oeil, exerca sur l'épée de bois une traction qu’il inversa en un éclair en une formidable poussée. Fille fut projetée en arrière et tomba à la renverse dans la neige.
— Tu vois, tu n’es pas prête, maugréa-t-il. Allez viens, on rentre.
Mais lorsque après avoir ouvert la porte de la chaumière, il se retourna, elle était déjà debout. Et en garde. Il soupir, attrapa la « lame ». Et exécuta la manoeuvre inverse en poussant d’abord puis en l’attirant à lui. Cette fois, Fille s’étala de tout son long à plat ventre dans la neige. Quand elle se relèva, toute enfarinée de blancs flocons, il éclata de rire et revint une fois encore vers la maison. La voix dans son dos tremblotait, il ne savait si c’était de froid ou de colère.
— Recommence, chevrota-t-elle.
Il s'exécuta. L’infime tension qu’il percevait dans la fausse lame lui indiquait qu’elle s’attendait à la première manoeuvre. Simple alternance. Aussi réitèra-t-il la deuxième. Une fois de plus elle mangea la neige. Mais elle se relèva encore, et le défia du regard. Ses yeux brillaient comme des braises quand elle lança :
— Encore.
— Fille, tu vas prendre froid. Tu as de la neige jusque dans les cheveux.
— Encore.
Cette fois, ce fut vers l’arrière qu’elle fut projetée. Elle n’avait aucune chance face à lui qui devait peser deux fois son poids. Sa tête heurta lourdement le sol, le choc ne fut que partiellement amorti par la poudre blanche. Elle resta un instant groggy. Se relèva. Se remit en garde. Il soupira.
— J’en ai assez. Et toi tu sais maintenant que tu n’es pas prête.
Il rentra, ôta son manteau et vint se réchauffer à l’âtre. Stupide gamine, fulmina-t-il. Le froid aurait bien raison d'elle, elle allait bien finir par rentrer.
***
Il tournait en rond comme un lion en cage. Il fallait qu’elle rentre d’elle même. Mais si … ? Elle était bien capable de rester là jusqu’à s’effondrer, cette gamine était têtue comme une mule. N’y tenant plus, il sortit à nouveau. Fille était toujours là, en garde, grelottante. Elle était couverte de neige et de glace, ses lèvres avaient déjà bleui. Quand il lui prit doucement l’épée des mains, elle était incapable de la retenir et il dut la soutenir pour la faire rentrer. Il l’attira vers l’âtre, lui passa une couverture sur les épaules et voulut la frictionner. Ses doigts et ses pieds étaient déjà bleus eux aussi. Elle se soustraya aux mains vigoureuses, arguant qu'elle n'avait déjà plus froid. Il ne pouvait y croire, mais n'insista pas.
Il lui lança un regard noir.
— On commence demain. Tu prendras ta première leçon avant le petit déjeuner.
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