Le château (1/3)

9 minutes de lecture

Fille inspecta une dernière fois les instruments du maître. Ils devaient se rendre au château aujourd’hui, une courtisane ayant commandé un nouvel encrage. Les nobles et la cour faisaient le plus souvent valoir leur rang et bien que cela ne lui plaisait guère, c’était au maître de se déplacer, emportant avec lui ses ustensiles et son assistante.
Elle peinait à cacher son impatience et sa curiosité. Le maître était las de ses multiples questions. Comment devait-elle se comporter ? Quel genre d’encrage devait-il faire ? Connaissait-il sa cliente ?

Bien sûr qu’il la connaissait.

Layna était la favorite de Rohan de Neixtador, le légat censé veiller aux intérêts de l’Ordre à Saad-Ohm et dans un territoire si vaste qu’il fallait à un bon cavalier près de deux lunes pour le traverser à cheval de part en part.

— Ne te fie pas à elle, sa beauté n’a d’égale que la pourriture qui la ronge de l’intérieur et ses yeux de biche ne laissent en rien présager la noirceur de son âme. Elle se rêvait Reine mais n'en demeure pas moins catin, et non des moindres. On dit d’elle qu’à douze printemps, elle écartait déjà les cuisses. Si par malheur elle venait à chuchoter ton nom à l’oreille du légat entre deux gâteries, il y a fort à parier que tu terminerais la journée au bout d’une corde.

Fille n’en avait cure. Qui pourrait donc se préocupper d’elle ? Elle n’était personne. Cette femme avait probablement bien mieux à faire que de se soucier d’une apprentie.

En franchissant la herse, elle tressaillit lorsque les deux gens d'armes s’enquérirent du motif de la visite. Elle ferma brièvement les yeux quand l’un deux s’approcha si près qu’il manqua de l’effleurer. Mais les deux sbires s’acquittèrent de leur tâche avec correction. Un troisième homme les escorta jusqu’à une poterne où un valet les prit en charge. L’entrée principale était réservée aux dignitaires et aux nobles.

Le larbin les guida au travers d’un dédale de couloirs. Plus ils avançaient, plus ces derniers étaient lumineux.
Ils parvinrent à une porte somptueuse, gardée par deux hommes en armes.

Le valet leur adressa quelques mots tandis que le Maître Encreur ordonna à Fille d’ouvrir les épaisses sacoches de cuir.
Les soldats s’interrogeaient à la vue de certains ustensiles. Bien que les aiguilles soient fines et plutôt courtes, ils hésitaient quant à la conduite à tenir.

— Et comment donc pourrais-je faire mon travail sans mes ustensiles ? bougonna le Maître.

Les deux sbires firent appel à leur sergent qui, reconnaissant l'artiste, leur enjoignit avec un réel agacement de le laisser passer. Il ordonna toutefois qu'ils fussent tous deux fouillés. Peut-être voulait-il simplement affirmer son autorité? ?

Fille tressaillit au contact des mains calleuses qui parcouraient son corps à la recherche d’une lame ou d’une quelconque arme. Elle ferma les yeux et serra les dents, un souvenir lointain, noir et glacé remontait des tréfonds de son âme.
Mais la fouille fut rapide, la légèreté de sa tunique ne permettait d’ailleurs que très difficilement de dissimuler un quelconque objet contondant. Le deuxième homme s’attarda un peu plus longtemps sur son Maître, allant jusqu’à inspecter l’intérieur de ses bottes.

Quand enfin ils franchirent la porte, Fille resta coite. Jamais elle n’avait vu un tel faste.

— Ferme la bouche ! lui enjoint le Maître.

La pièce dans laquelle ils se tenaient était immense. Les murs étaient recouverts de brocarts et de riches tissus. Des peaux étaient disposées sur le sol, certaines si exotiques que Fille ne pouvait dire de quel animal elles provenaient. Partout, des candélabres dorés mêlaient leur chaude lumière à celle du matin qui commençait à se diffuser au travers des étroites fenêtres. Des voiles éthérés filaient du sol au plafond, divisant l'espace immense en différentes zones.
Le valet les annonça et s’effaça.

Un frémissement.
Fille devina une ombre au travers des voiles. Lorsque les fins tissus s’écartèrent, l’ombre se fit silhouette, puis la silhouette se fit chair.
Le Maître s’inclina, mais Fille tarda à le faire, subjuguée par l’apparition qui s’offrait à elle.

Une déesse … une déesse descendue sur ce monde sans âme la scrutait d’un regard bleu profond, intense et lumineux. Le saphir de ses yeux contrastait violemment avec la chevelure d’un noir de jais qui tombait en cascades sur un corps sculptural, à peine dissimulé par une robe si outrancière que jamais Fille n'aurait pu imaginer la porter.

Elle se ressaisit toutefois, s’inclina à son tour.

Quand son Maître se redressa, elle fit de même.

— Te voilà enfin, lança-t-elle à l'adresse du Maître Encreur.

— Je suis à votre service, ma Dame.

— Et tu m’amènes là un bien joli petit oiseau. Il semble à peine tombé du nid.

— Mon assistante, ma Dame. Je l’ai recueillie il y a de cela presque une lune, elle crevait misère dans les rues de la ville.

Fille n’osa dire mot lorsque la déesse s’approcha d’elle.
Dominée d’une tête, elle baissa les yeux qu’elle mourrait d’ailleurs d’envie de fermer tant cette perfection la mettait mal à l’aise.
L’étoffe transparente ne dissimulait en rien les seins parfaits qui, pointant avec arrogance, semblaient vouloir transpercer le fragile tissu et vous déchirer l’âme.
L’apparition dégageait une odeur, un parfum à la fois subtil et délicieux … mon Dieu qu’elle sentait bon !

Jamais Fille n’avait humé odeur si suave, si enivrante !

La femme lui releva délicatement le menton pour mieux la sonder.

Sa main était douce mais assurée, elle ne devait pas souvent rencontrer grande résistance. Les yeux bleus la déstabilisèrent un peu plus encore, c’était comme si l’inconnue lisait au plus profond d’elle même.

— Un joli petit oiseau, assurément. Quel âge as-tu petite ?

— Quinze printemps. Bientôt seize.

Le Maître Encreur manqua de défaillir.

— Ma Dame ! On dit Ma Dame quand on s’adresse à Dame Layna !

Fille reprit :

— Bientôt seize, ma Dame.

La courtisane éclata de rire.

— Allons allons, Maître Encreur, détendons-nous. Une si jolie sucrerie peut bien se permettre l’un ou l’autre écart au protocole.

Sa main était toujours posée sous le menton de Fille. Du pouce, elle lui caressa furtivement les lèvres qui s’entrouvrirent sans résister.

— La sucrerie est aussi mon assistante ma Dame, elle m’est précieuse et je m’y suis attaché. Serait-ce affront de ma part que de vous demander de bien vouloir en tenir compte ? Le château regorge de friandises à ce que l’on m’a dit .

— Mmmhhh… tu m’es trop utile pour que je t'amène à prendre ombrage. Officions donc, veux-tu ?

D’un geste, elle se débarrassa de la robe aérienne. Fille ne put s’empêcher de rougir, constatant l'impudeur de la créature. Une fois son trouble passé, ou à tout le moins sous contrôle, elle détailla l’oeuvre d’art.

Car si la toile était parfaite, les travaux de son Maître l’avaient sublimée.

Sur tout son flanc gauche, elle arborait un tigre rugissant qui semblait sortir de la jungle. Il s’étalait depuis le nombril jusqu’au côté de son sein, le décor de bambous se perdant dans son aisselle. Les couleurs vives et contrastées surprenaient, le vert et l’orange se mariaient à la perfection avec la peau laiteuse.

— Je veux que tu le modifies. Je veux un serpent.

— Ma Dame, avec la meilleure volonté, je ne peux transformer le seigneur-tigre en serpent.

— Débrouille-toi, je veux un serpent.

— Puis-je me permettre de vous demander, ma Dame, d’où vous vient cette idée ?

— J’ai vu une fille en ville avec un serpent. Il était magnifique. Je veux un serpent.

Le Maître demeura songeur, déconfit devant l’ampleur du défi.

— Qu’avait-il donc de si spécial ?

— Il était … très sensuel. Très suggestif. Je veux ce serpent !

— Si serpent il y a, ma Dame, il devra bien s’accommoder du seigneur-tigre. Mais il me vient une idée. Donnez-moi un instant.

Mutine, la courtisane se fit lascive et se colla au Maître-Encreur.

— Si tu me fais ce serpent, je te donnerai bien plus qu'un instant.

Fille détourna les yeux lorsque la femme se frotta éhontément sur la jambe du Maître.
Ce dernier la houspilla.

— Sors mon carnet et mes crayons et prépare mes instruments !

Tandis que le Maître, pris d’une inspiration subite, s’affairait à coucher sur papier sa nouvelle oeuvre, l’apprentie s’employait à purifier les instruments au moyen d’un alcool concentré, comme il le lui avait appris.

La dame, elle, s’installa dans un lit voluptueux et, couchée sur le ventre, relevée sur ses coudes, les observa officier.

— Ainsi donc, tu n’as pas de nom …

— Bien sûr que si. Je m’appelle Fille, ma Dame.

— Ce n’est pas un nom. Il te faut en choisir un. Et lorsque tu ne sers pas ton Maître, que fais-tu donc, Fille ?

— J’étudie.

— Tu étudies ? À quoi bon ? Et qu’étudies-tu donc ?

— La philosophie, la botanique … le maniement des armes.

La déesse sourit, amusée.

— Le maniement des armes ? Allons donc, de quelles armes parles-tu ?

— L’épée. Le bâton. Ma Dame.

Layna éclata de rire, moqueuse.

— Ce ne sont pas des armes pour une demoiselle.

— Ce sont des armes et cela me suffit. Et j’ai la conviction que j’y excelle.

La Dame rit de plus belle, puis se leva et s’approcha de Fille jusqu’à la toucher, pour lui murmurer à l’oreille :

— Petite sotte ! Tu disposes de deux armes redoutables. La première, la plus rudimentaire c’est celle que tu as entre les cuisses. La seconde, bien plus sophistiquée, bien plus dangereuse, elle est là, fit-elle en tapotant de l’index le front de la jeune fille. Ta cervelle et ta chatte sont bien plus puissantes que tout l’acier que tu pourras soulever.

Fille rougit sous le langage cru.

— Ce … ce que vous venez de nommer ne m’a apporté que malheur et désolation. Je voudrais ne point en avoir.

La dame sourit et, une fraction de seconde, Fille croit percevoir quelque chose de chaleureux, une once d’humanité dans cette perfection froide et effrayante.

— Tu pourrais tout aussi bien te blesser en jouant avec ton épée. Si ta vulve t’a attiré des noises, crois bien qu’elle peut aussi te donner bien du plaisir. Et même si tu étais frigide comme la glace, en t’en servant comme il faut, tu mettrais n’importe quel homme à genoux. Cette petite grotte peut t’ouvrir bien des portes. Elle peut aussi t’aider à soulever des armées ou à faire rouler des têtes !

La dame avait plaqué sa main sur le bas-ventre de Fille qui, d’un geste brusque, s'en était défaite.

Ce fut heureusement le moment que choisit le Maître pour revenir avec ses croquis.
Il n’avait rien ouï de la discussion entre la femme et la jeune fille. Il déploya ses cartons et entreprit de décrire son projet.

Sur le papier, le tigre n’était qu’esquissé, mais ses contours étaient identiques à celui qui ornait la peau de la courtisane.

Un serpent à la tête effrayante était apparu, qui s’enroulait autour du félin, l’effet était saisissant. Les deux animaux semblaient engagés dans un combat à mort, bien malin qui pouvait dire qui du tigre ou du serpent remporterait la bataille.
Le serpent, gueule grande ouverte, semblait sur le point d’enfoncer ses crochets dans le cou de son antagoniste.

Une étincelle passa dans les yeux de la dame.

— J’aime beaucoup.

Le Maître Encreur poussa un soupir de soulagement avant qu'elle n'ajoute :

— Mais celui que j’ai vu en ville était plus … sensuel.

Un ange passa.

— Fais-moi ce serpent. Mais je veux que tu lui mettes la tête dans l’autre sens. Qu’on ait l’impression qu’il va me mordre … juste ici !

Elle posa le bout de ses doigts sur son téton gauche. Le caressa. S’en empara et le tritura tout en se mordant la lèvre inférieure.

— Et je veux que l’encrage commence ici. Comme si ton serpent en sortait.

Elle posa son autre main sur son sexe, écartant doucement ses lèvres tout en soupirant.

— Ça, ce sera sensuel, non ? Qu’en penses-tu, l’artiste ?

— Si c’est la volonté de ma Dame …

— Ça l’est. Mais tu ne m’as pas répondu. Qu’en penses-tu, est-ce suffisamment … suggestif ?

— Ça l’est ma Dame. Sans aucun doute.

Elle sourit, puis se tourna vers Fille.

— Tu vois ? Le tigre, c’est l’acier. Le serpent, c’est la chair. D’une seule morsure, il peut terrasser ce félin de 300 livres. Cesse donc tes jeux de gamins et rejoins-moi, je t’apprendrai moi le maniement des armes. De tes armes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire J. Atarashi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0