Retrouvailles

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— Tu es décidément peu loquace. Ta maîtresse t’aurait-elle arraché la langue ?

Deuxième jour d’entraînement. La veille, Fille n’avait pas pipé mot, se contentant de suivre à la lettre les instructions de son professeur. Très appliquée, seuls ses yeux trahissaient l’intérêt qu’elle portait à la leçon, car si elle daignait le plus souvent répondre aux questions de Seth, elle se contentait de le faire d’un signe de tête.

Il faisait nuit noire, il leur faudrait encore patienter un moment avant que l’astre diurne ne vienne timidement réchauffer la froideur de ce début d’hiver. D’ici peu, le gel et la neige figeraient le paysage sous un blanc manteau dont la nature se parerait jusqu’au printemps.

— Je t’ai apporté quelque chose. Tiens !

Il lui lança ce qu’elle pensa d’abord être un paquet rond enrobé de tissu. Lorsqu’elle tenta de l’ouvrir, Fille constata que c’était un vêtement. Une cape.

— Tu vas attraper la mort dans ta petite tunique. Porte-la si tu veux lorsque l’effort et le labeur apportent à ton corps la chaleur nécessaire, mais en dehors de ça, tu dois te couvrir. Surtout quand tu ruisselles de sueur.

Elle la passa. Le vêtement était grossier, un peu trop grand pour elle, mais le tissu épais et enduit s'avérait chaud et faisait obstacle au vent.

— Merci.

— Ah mais c’est qu’elle parle ! Ou est-ce la cape qui s’exprime ainsi ?

Elle sourit, amusée.

— Nous trouverons bien le temps de te faire tailler un manteau avant l’arrivée des grands froids.

— J’ai ce qu’il faut.

— J’en doute. Un mantel de damoiselle ne conviendra pas, il te faudra quelque chose de fonctionnel et adapté au port de l’épée. De son maniement aussi.

— Comme il vous plaira.

— En attendant, enlève-moi ça. Et voyons si tes deux jambes sont aussi solides qu’elles sont jolies.

Il ôta son propre manteau, le posa sur un tréteau et commença à courir en lui lançant « suis-moi ».

Fille s’exécuta et lui emboîta le pas, sourire aux lèvres. Sur ce terrain, elle ne craignait pas grand monde.

***

Le soleil était presque levé lorsqu’ils furent de retour. La jeune fille n’était pas mécontente d’arriver, elle réalisait qu’elle manquait d’entraînement. Il était loin le temps où elle courait la forêt des heures durant. Leurs deux corps exhalaient d’impressionnantes volutes de vapeur. Elle s’empara de la cape. Quelle bonne idée il avait eue !

— Nous nous retrouverons cet après-midi. Rejoins-moi ici au moment de la relève de la garde.

Elle acquiesça avant de s’éclipser.

En passant à hauteur de la forge, elle tomba sur le Maître forgeron en grande discussion avec un livreur de bois. Elle voulut l’aborder, mais il avait l’air si occupé qu’elle renonça et poursuivit sa route. Lorsqu'elle le dépassa, l’artisan la hèla.

— Eh bien jeune damoiselle, vous ne me souhaitez pas le bon jour ?

Fille, confuse, rétorqua qu’elle était distraite.

— Vous m'avez reconnue ? ajouta-t-elle.

— On oublie pas une jeune fille telle que vous.

Sur ce, il se tourna vers sa forge et d’une voix puissante, appela son apprenti.

Quand le jeune homme aux boucles blondes apparut dans l’embrasure de la porte, il marqua un temps d’arrêt.

— Maître ?

Il était plus grand que dans le souvenir de Fille et portait maintenant une barbe qui le vieillissait. Mais du temps avait passé, elle avait probablement changé elle aussi. Lorsqu’il l’aperçut, ses yeux s’illuminèrent.

— Fille !

Elle sourit, un peu gênée. Après tout, le forgeron lui avait déjà dit tout ce qu’elle devait savoir sur cette lame gravée pour le compte d’un lointain client. Elle n’avait pas vraiment de raison d’être ici.

— Bonjour Gunar. Je te préférais sans la barbe.

Il rit, toujours de ce rire franc et honnête, et plaisanta :

— Je m’étais juré de ne pas la couper avant de t’avoir retrouvée.

— Parce que tu m’as retrouvée ? fit-elle moqueuse. Il me semble plutôt que c’est moi qui t’ai trouvé.

Le forgeron lança une grande tape dans le dos de son apprenti.

— Eh bien Gunnar, cette petite sait te clouer le bec. Entrez donc tous les deux, l’hydromel n’attend que nous.

Fille tenta de refuser l'invitation, elle n’avait que peu de temps et n’avait encore rien avalé de la matinée, une coupe d’hydromel aurait vite raison d’elle.

— Qu’à cela ne tienne. Entrez donc partager une miche de pain, les dames auront droit à un bol de lait, il est tout frais.

Fille déclina une fois encore, mais son estomac protesta. Elle n’eut pas d’autre choix que de se laisser entraîner à l’intérieur par le forgeron hilare et très avenant. Il tira à leur suite le livreur de bois, prétextant que quand il y en avait pour trois, il y en avait pour quatre.

***

Lorsqu'elle se présenta chez Dwan, toute essoufflée et à peine débarbouillée, celui-ci ne la regarda même pas.

— Tu es en retard, Dame Layna a déjà commencé à s’habiller.

— Oui, je file.

— Inutile. Aurore s’en occupe.

Fille soupira. Un petit pincement au coeur.

— La Maîtresse n’aura pas besoin de toi aujourd’hui, ni demain. Tu reprendras ton service après-demain.

La boule dans son ventre qui, depuis quelques jours, s’était faite oublier, grandit à nouveau au fur et à mesure que la jalousie étendait ses ailes sur ses épaules. Mais très vite, elle comprit qu’elle aurait deux jours sans contrainte. C’était peut-être aussi l’occasion d’aller récupérer son arc dans la ferme où elle l’avait laissé, ainsi que son bâton chez le Maître Encreur. Vite, il lui fallait aller retrouver Seth !

***

Le Maître d’armes, d’abord surpris, ne cacha pas sa joie à la perspective de passer deux jours avec son élève.

— Nous maintiendrons notre programme, mais nous commencerons un peu plus tard demain. Nous mettrons le reste du temps à profit pour apprendre à nous connaître.

Il ne comprenait pas pourquoi elle tenait tant à cet arc, l’archetier pourrait lui en fabriquer un sur mesure. Elle prétendit l’avoir elle-même conçu, ce qui ne manqua pas de faire sourire son professeur. Elle ne mentait pas, pourtant. Il accepta de l’amener jusqu’à la ferme où elle avait abandonné son arme et son cheval, quelques lunes plus tôt. Ce n’était qu’à deux lieues, Fille n’aurait qu’à s’installer derrière lui, le destrier du Maître d’Armes était bien assez solide pour pouvoir les porter tous les deux.

— Demain, puisque nous avons un peu de temps, nous en profiterons pour te choisir un cheval. Et dès cet après-midi, nous passerons chez le tailleur te faire fabriquer ce manteau. Tu vas attraper la mort si cela continue et cette cape est bien trop grossière et élimée pour une si jolie jeune fille.

— D’accord. Mais j’aimerais passer aussi chez le Maître Encreur, c’est chez lui que j’ai laissé mon bâton et j’y tiens aussi beaucoup.

***

La surprise qu'elle lut sur le visage du Maître-Encreur lorsqu’il ouvrit la porte n’avait d’égale que l’émotion qui les submergea tous deux dans l’instant qui suivit. Fille expliqua à Seth que l’artisan l’avait recueillie à son arrivée en ville et avait veillé sur elle. Ils n’avaient d’autre choix que d’accepter l’invitation à partager une coupe d’hydromel. Le Maître-Encreur assaillit la jeune fille de questions, elle lui répondit de bonne grâce. Fille lui détailla par le menu ses premiers pas au château, l’accueil glacial, son accession fulgurante au Premier Cercle, Dwan, toujours inquiet mais si bon avec elle, Aurore, la petite peste toujours prête à lui jouer un mauvais tour. Son escapade clandestine, cette lubie de Dame Layna qui s’était mise en tête de lui faire affronter des soldats à l’entraînement. Dame Layna. Fille préfèra passer sous silence les longs bains journaliers. Et surtout bien sûr, les soirées qui s’ensuivaient. Ah et oui, elle avait retrouvé Gunar ! C’était aussi un peu grâce à Seth, s’il n’avait accepté de la prendre comme élève, elle serait toujours cloîtrée au château sans jamais pouvoir en sortir.

— Tout semble te réussir, jeune fille. J’en suis heureux pour toi.

Le Maître Encreur se tourna vers Seth.

— Est-elle suffisamment assidue ?

— Nous venons à peine de nous y mettre, mais je crois déjà pouvoir dire que j’ai connu des élèves moins enthousiastes.

La lueur de satisfaction dans les yeux du Maître d’armes était bien plus éloquente que ses paroles quelque peu timorées. Le tatoueur ne s’y trompa pas, l’homme devinait déjà le potentiel de la gamine. Il se leva, revint très vite, le bâton de Fille à la main. Lorsqu’il le lui tendit, Seth l’interrompit.

— Puis-je ?

Le Maître Encreur interrogea Fille du regard, elle opina du chef. Le professeur s’empara du bâton et l’examina sous toutes les coutures. Il ne put s’empêcher de l’interroger sur les ferrures qui cerclaient les deux extrémités. Jamais il n’avait vu un tel métal. Il avait l’air à la fois dense et très léger. Il ne présentait aucune trace d’oxydation, aucune griffe, aucune aspérité. Les deux cerclages étaient aussi lisses que s’ils avaient été forgés hier. Décidément, après cet arc étrange aux extrémités bizarrement recourbées, la petite lui réservait probablement bien d’autres surprises.

Au moment de les quitter, sur le pas de la porte, l'artiste empoigna la main du maître d'armes et, fort ému, lui lança :

— Veillez sur elle ! Sous ses dehors de jeune fille, c'est encore une enfant.

Seth ne répondit pas, mais posa sa main sur l'épaule de l'homme. Il acquiesça d'un simple signe de tête.

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