Trahison
Dwan était si agîté qu'il trébucha et manqua de peu de s'étaler de tout son long. Fille ne l'avait que rarement vu dans cet état, cela n'augurait rien de bon.
— Mais où étais-tu donc passée ? Dame Layna te demande !
— Allons, Dwan, calme-toi. Il n'y a pas d'urgence, elle n'a même pas encore dîné.
— Il ne s'agit pas du bain ! Elle veut te voir, et tout de suite !
Fille s'en fut sans tarder, mais pas suffisament vite aux yeux de Dwan qui l'exhorta à se dépêcher. Elle franchit les lourdes portes devant les deux gardes impassibles.
Tiens, celui-là est nouveau ...
— Vous m'avez fait mander ma Dame ?
— Oui. Prends place.
Cette seule injonction suffit à mettre les sens de la jeune fille en alerte. Jamais encore Layna ne l'avait invitée de la sorte. Sa place était debout, aux côtés de sa Maîtresse. Couchée parfois, ou à genoux lorsque cette dernière se laissait aller à quelque coquinerie avec la petite servante; mais jamais jusqu'ici elle ne l'avait invitée à s'assoir face à elle. Elle préparait manifestement quelque chose.
— Comment vont tes blessures ?
— Cela fait dix jours, ma Dame. La plaie cicatrise bien mais...
Elle posa sa main sur son plexus.
— Est-ce douloureux ?
— Oui. Mais rien que je ne puisse surmonter.
— Tu m'as bien servie. Depuis combien de temps es-tu à mon service ?
— Depuis une dizaine de lunes, Maîtresse.
— Le temps passe si vite. J'ai l'impression que c'était hier. Il est temps pour toi de partir.
Fille déglutit. Partir ? Que voulait-elle dire ? Son service était exemplaire ! Jamais elle n'avait été prise en défaut. Jamais elle n'avait réchigné à la tâche, elle avait cédé à tous les caprices de la concubine, même les plus lubriques. Elle avait été jusqu'à risquer sa vie pour elle, juste parce qu'elle le lui avait enjoint ! Quelle ingratitude !
— Je ... je vous ai déçue, Maîtresse ?
— Déçue ? Que me chantes-tu là ? Tu as dépassé mes plus folles espérances. Tu vas beaucoup me manquer.
— Mais... mais alors pourquoi me répudier ?
— Je ne te répudie pas, bien au contraire. Vois ça comme une promotion.
— Je ne vous suis pas.
Layna arborait maintenant un sourire enjôleur, elle semblait se délecter de la conversation.
— Dès demain, tu entreras au service de Khaleb.
— Le Général ? Mais...
Layna se fit cassante. Son sourire s'était envolé, elle discutait affaires maintenant.
— Ne m'interromps pas. Tu lui serviras d'ordonnance. Un terme bien pompeux pour désigner un larbin. Je voyais plus grand pour toi, mais il faut un début à tout.
— Mais je ne veux point le servir ! Je suis heureuse ici. Et puis... et puis il y Seth. Je n'ai aucune envie d'aller courir la campagne ou m'enfermer dans une lointaine forteresse !
Le regard de Layna se fit dur, son ton glacial.
— Petite sotte, que sont tes envies au regard de l'intérêt général ? Ce n'est pas une proposition, c'est ma volonté ! Et Seth... Seth ?! Ne me dis pas que tu t'es emmourachée de ce traîne-sabre !
Fille baissa les yeux, incapable de parler. Layna, elle, enfonça le clou.
— Mais oui ! Tu t'es entichée de lui, n'est-ce pas ?
La favorite contempla la jeune fille d'un regard à la fois amusé et provocateur. Elle rit , avant de reprendre, moqueuse :
— Seth n'a qu'à se baisser pour rammasser les gourgandines dont la plupart sont infiniment plus expérimentées que toi. C'est sur mon ordre qu'il t'a séduite, tu me faisais pitié à minauder devant les esclaves de plaisir.
Un gouffre sans fond s'ouvrit sous la jeune fille. Seth, toujours là pour elle, si présent et si attentionné. Quand elle avait ouvert les yeux, après le combat, Seth emplissait tout son champ de vision. Il avait l'air si atrocement inquiet, et son visage s'était illuminé quand ses yeux avaient croisé les siens entrouverts. Tout ceci n'était donc qu'une mascarade ? Tête baissée, les yeux rivés au sol, la voix de Layna lui parvint, lointaine.
— Tu entres demain au service de Khaleb. Mais n'oublie pas que c'est moi que tu sers. Partout où il ira, tu iras. Je veux que tu me rapportes tous ses faits et gestes. Que tu me dises qui il voit, où il va, ce qu'il mange, qui il baise. Je veux tout savoir.
Fille opina du chef. Elle n'avait aucune idée de ce que tout ça impliquait, mais plus rien n'avait vraiment d'importance au regard de la trahison de Seth. Sa voix était bien mal assurée lorsqu'elle s'enquit :
— Comment vous rendrai-je compte ? Pourrai-je continuer à vous voir ?
— Dès ce soir tu iras voir mon Maître-alchimiste. Il te dira tout ce que tu dois savoir sur les encres aux vertus cachées. Il te fera également mémoriser un codex, tu risques d'y passer la nuit mais soit. Pour le reste tu es pleine de ressources, tu improviseras.
— Vous n'avez pas répondu... quand vous reverrai-je ?
— Je pars sous peu avec le Légat pour la capitale, je ne serai pas de retour avant trois lunes au moins.
***
Fille n'avait pas fermé l'oeil de la nuit. Son oreiller était encore tout humide de ses larmes. D'abord épaisses et salées, c'étaient des larmes de désespoir, générées par des sanglots que seuls quelques hoquets nerveux venaient brièvement interrompre. Puis au cœur de la nuit, elle s'était rendue à l'évidence. Seth l'avait trompée, bernée même. Il s'était joué d'elle pour plaire à leur Maîtresse. De sanglots, il n'était plus question. Le liquide salé était devenu amer et s'écoulait maintenant de façon continue sans qu'elle puisse contrôler quoi que ce soit. Son visage demeurait impassible, seul ses yeux grands ouverts et ses joues humides révélaient son tourment. C'étaient des larmes de rage maintenant. Demain, elle se rendrait chez Khaleb et au diable Seth ! Un jour, elle le lui fera payer.
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