Une idée.

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Tout le monde peut innover si sa vie en dépend.
(Akio Morita)

En posant ses cinq drachs sur la tablette du barbier, Fille remarqua un curieux instrument. Ce devait être une dague ou un couteau, mais bizarrement, la lame était tordue. Ou courbe, plutôt. Curieuse, elle interrogea l'artisan du regard. Il se saisit du couteau et le lui tendit.

— Je n'en ai jamais vu de pareil, fit-elle.

— Je le tiens de mon père. Il prétendait qu'il venait du lointain orient.

— Pourquoi est-il ainsi recourbé ?

— Je n'en sais trop rien. Pour des raisons esthétiques peut-être. Mais pas seulement j'imagine, il taille particulièrement bien.

— Que voulez-vous dire ?

L'homme sourit. L'intérêt que lui portait maintenant sa cliente l'amusait beaucoup. Après tout, le chaland se faisait rare ce jour-là et grâce aux deux superbes nattes, il avait fait sa journée. Il pouvait bien consacrer encore quelques instants à cette étrange jeune fille. Il s'excusea, s'éclipsa, revint très vite, un saucisson et un couteau à la main.

— C'est très gentil à vous mais je me suis sustentée avant de venir vous rendre visite.

Il sourit, posa le saucisson sur la table, lui tendit le couteau et l'invita à en tailler une tranche. Quand elle s'acharna sur le malheureux morceau de charcuterie, il posa son bras sur le sien.

— Essayez de le trancher sans faire aller et venir la lame. Juste en appuyant.

Fille obtempéra et, une main sur la poignée et une sur le dos de la lame, poussa de tout son poids. Sans grand succès.

— Bien. Puisque vous n'y parvenez pas en poussant, essayez comme bon vous semblera.

Elle imprima alors un mouvement de va-et-vient au couteau et bien qu'à grand peine, parvint à obtenir une belle tranche. Il lui tendit alors l'étrange couteau.

— Essayez ...

Elle posa la lame sur le saucisson, poussa tant qu'elle le put sur le manche et sur le dos de la lame. Il l'interrompit et guida encore une fois son bras.

— Maintenant appuyez d'abord sur le manche en relachant l'autre main. Puis faites l'inverse. Encore. Et encore. Et encore. Pour faire osciller la lame.

Fascinée, Fille sentit la lame entailler la chair sans qu'elle ait trop à s'acharner sur l'instrument.

— Elle est peut-être mieux affûtée ? s'enquit-elle.

— Que nenni, fit l'homme. J'ai affûté les deux couteaux il y a deux jours à peine. Voyez vous-même.

Elle passa le doigt sur le fil de l'un, puis de l'autre. Difficile, pensa-t-elle, d'y sentir une quelconque différence.

***

Elle se hâta de rentrer au château, obsédée par l'idée qui se faisait jour en elle. C'était tellement évident, comment n'y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle se rua chez Dwan et le supplia de lui trouver du papier et une plume. Ce dernier la contempla, horrifié.

— Par les dieux, tes cheveux ...

— Au diable mes cheveux ! Vas-tu donc me donner ce que je te demande ?

Une fois en possession du précieux velin, elle se rua dans sa petite chambre. Quitte à y passer sa dernière journée avant d'entrer au service du Commandeur, autant que cela soit pour quelque chose d'utile. Fébrile, elle esquissa un croquis. Le corrigea. L'affina encore. Le soleil avait déjà dépassé son zénith quand elle contempla le résultat, enfin satisfaite. Elle enroula les documents et s'encourut. Il fallait qu'elle se calme ! C'est d'un pas pressé et mal maîtrisé qu'elle déboula chez le forgeron. Bien qu'il l'eut reconnue au premier regard, il ne fit aucun cas de sa coiffure. Gunar n'était pas là, son maître l'avait envoyé faire une course, mais il ne devait pas tarder. Elle exhorta l'artisan à lui consacrer un moment. Il l'invita à s'assoir, l'occasion était trop belle de s'envoyer une bonne pinte d'hydromel. Quand il lui en proposa, elle refusa, tout en étalant ses croquis sur la table.

— Je veux que vous me confectionniez une épée. Mais pas n'importe laquelle, ajouta-t-elle en lui présentant ses dessins.

Tout en sirotant sa pinte, le jovial forgeron jeta un œil aux plans de la jeune fille. Il ne lui fallut que peu de temps avant de se prononcer.

— C'est ridicule, lança-t-il. Ce n'est pas une épée.

— Pourquoi ? Simplement parce qu'elle est différente des autres ?

— Mais évidemment ! Sa forme courbe ne résisterait pas à un coup d'estoc lancé en pleine charge !

— Peut-être. Mais lors des coups de taille, elle serait plus tranchante !

— Elle n'en a justement qu'un de tranchant !

— Et donc à longueur égale, elle serait moins lourde !

— Foutaise. Si elle est trop lourde, il suffit de prévoir une gouttière.

— Mais la gouttière affaiblit la lame !

— Tu as réponse à tout. Mais ça fait beaucoup de concessions et d'extravagances pour juste gagner un peu en poids.

— Le poids m'importe mais ce n'est pas l'élément le plus décisif. Ce qui me tient le plus à cœur, c'est qu'elle taille mieux qu'aucune autre. Je veux une épée qui me corresponde. Vive, rapide, agile. Sa forme recourbée doit me permettre de tirer pleinement parti de ces qualités. Elle taillera comme aucune autre parce qu'elle s'abattra sur sa proie plus vite qu'aucune autre épée. Mon bras n'est pas puissant, mais il est fort et très rapide.

L'homme semblait toujours aussi dubitatif.

— Et cette poignée, tenta-t-il. Elle est beaucoup trop longue.

— Je veux pouvoir la manier à deux mains, mais pas simplement pour la maintenir. Une main doit lui insuffler la vitesse, l'autre lui imprimer sa trajectoire.

C'est le moment que choisit Gunar pour faire son entrée. Fille lui tournait le dos, il ne la reconnut d'abord pas. C'est quand il s'avança pour remettre à son Maître un petit paquet qu'il croisa le regard de son amie. Ses yeux ronds exprimaient une surprise non feinte.

— Grands dieux, Fille ! Tes ... tu ...

Le forgeron intervint, badin.

— Oui, son crâne est plus lisse encore que le mien. Et je crois que le peu de bon sens qu'elle avait encore se soit envolé avec sa belle chevelure. Regarde donc ce que la damoiselle s'est mis en tête de me faire forger.

Gunar s'attabla tandis que le colosse lui servait une pinte d'hydromel. La discussion reprit, plus animée encore. Vaincu, le Maître rendit les armes.

— Je vais la faire, ton épée. Il t'en coûtera six cents drachs.

Fille blêmit. Elle n'avait pas cette somme. Il réfléchit.

— Tu es l'amie de mon Gunar. Engage-toi formellement à me régler ta dette sous dix lunes et ton épée sera prête d'ici dix jours. Mais crois bien que si tu faillis à ton engagement, je te retrouverai et te fouetterai tes jolies fesses avec le plat de ta satanée épée jusqu'à ce que ta tignasse repousse telle qu'elle était quand nous nous sommes rencontrés.

***

Après que Fille lui eut relaté les derniers événements, Gunar semblait complètement abattu. Elle ne lui avait bien sûr dévoilé que l'essentiel et avait tu les raisons qui motivaient la décision de sa Maîtresse.

— Si le Commandeur part en campagne, tu devras le suivre.

— Bien sûr. Mais nous n'y sommes pas encore.

— L'été passé, il a conduit avec Sire Ronan une expédition de plus de deux lunes dans le nord pour mater une révolte. Là, notre Sire est en partance pour rejoindre le Roy. Le temps est à la guerre, ce n'est pas tant l'absence qui m'inquiète que le danger.

— Je sais me défendre.

— Dans la basse-cour du château ou dans l'arène, oui. Mais la guerre est bien plus dangereuse. Les champs de bataille boueux, les mêlées sans pitié, les chevaux affolés, la faim, les maladies, la haine ... sans compter que tu serviras celui qui pour l'ennemi constituera une cible de premier choix. Tu seras confrontée aux complots, aux assassins, aux espions !

Fille resta impassible à l'énoncé de ce dernier argument. S'il savait ... mais il ne devait jamais savoir !

— Au moins, je verrai du pays.

— Tu verras les paysages désolés et glaciaux des Terres Sombres, ça oui. Et moi je ne te verrai plus.

***

Le soir tombait quand Fille pénètra dans l'office de Dwan. Ses sautes d'humeur allaient lui manquer, il allait lui manquer et elle tenait à le lui dire. À le remercier aussi, pour l'avoir chaperonnée et avoir toujours été de si bon conseil. Même si elle avait mis bien peu d'entrain à les suivre. 

— Tu n'as pas à me remercier, rétorqua-t-il. Je n'ai fait que mon travail. Et n'exagère pas non plus, tu déménages dans l'aile orientale, ce n'est pas comme si on t'affectait pour toujours dans une garnison du nord.

Son ton léger masquait mal son émotion. Fille risquait d'être totalement accaparée par son service auprès du Commandeur. En outre, même si elle serait probablement présente à Saad-Ohm durant les longs hivers à venir, elle passerait le plus clair de la belle saison sur les routes. Voire sur les champs de bataille.

— Ne me fait pas regretter d'avoir voulu te saluer avant mon départ. Tu es bien trop sentimental, proféra-t-elle en souriant. Ta gentillesse et ta bienveillance te perdront. Mais je voulais te remercier pour tes conseils avisés.

Il sourit.

— Quand tu es arrivée ici, tu n'étais encore qu'une jouvencelle. Une gamine.

Il s'écarta et la contempla, admiratif.

— Et regarde-toi, maintenant. Tu es une femme, ou presque. On parle de toi comme d'une guerrière invincible, et dès demain tu serviras le Commandeur des Armées de l'Ouest.

— Oui enfin ... je cirerai ses bottes et nettoierai ses latrines.

— Le Général est un grand homme. Whahid, c'est l'"unique". Et Al Khawf, c'est "celui qui est craint". Et crois-moi, ceux qui doivent le craindre, ce sont les fainéants, les pleutres, les fourbes ou ceux qui trahissent sa confiance. Tu es tout sauf ça. Tu apprendras beaucoup avec lui. Plus que tout ce que tu pourrais apprendre dans cette cour d'intrigants et de débauchés.

Le cœur de Fille se serra. Qu'adviendrait-il d'elle si la nature de la mission dont l'avait chargée sa Maîtresse venait à être connue du Commandeur ? Quel sac de noeuds ! Mais elle coupa court à la conversation. Elle avait une dernière requête.

— Cher Dwan, pourrais-tu me trouver deux livrées de page à ma taille ?

Il sourit.

— Dois-je l'assortir à ta nouvelle coupe ?

Elle lui lança un coup de poing amical à l'épaule.

— Ne te moque pas ! Quelque chose de simple et fonctionnel. Je ne veux pas me présenter demain au milieu de tous ces soldats en robe ni en tunique légère.

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