Kendr Ka Shahar
Kendr Ka Shahar, la capitale du royaume de l'Ordre, était une ruche aux mille visages. La ville devait sa prospérité et son essor au fleuve Istros. Le cours d'eau, qui s'étendait selon la légende sur près de mille lieues, constituait la colonne vertébrale du régime. C'était par lui que transitait en effet la grande majorité des échanges entre les Terres de l'Ouest et la grouillante mégapole. C'était aussi le moyen le plus rapide et le plus sûr de se rendre de Saad-Ohm au coeur du royaume.
À l'est, la mer ténébreuse donnait accès en à peine une journée de navigation à l'embouchure du Wara Al Nahr, le "fleuve de l'arrière" et, partant, aux contreforts des Terres Sombres.
Fondée selon la légende sur la rive nord du fleuve, la ville s'était rapidement étendue de part et d'autre du vert ruban. Elle avait un temps été si sale et si surpeuplée que certains prétendaient que la cité avait posé un pied de part et d'autre de l'Istros, et s'y était accroupie pour y nettoyer son entrejambe puante et nauséabonde. Depuis l'avènement de la dynastie Pradesh, des chantiers pharaoniques et des efforts inouis avaient été consentis pour assainir la rive gauche, celle où se dressait le palais royal et où les institutions avaient leur siège. Le contraste entre le nord de la ville, fastueux et ordonné, et le sud, de l'autre côté du fleuve enjambé par les trois immenses ponts gardés jour et nuit, était saisissant. La ville dite basse, sur la rive droite, était un chancre à ciel ouvert, où les laissés-pour-compte côtoyaient trafiquants en tous genres, petits criminels et prostituées. L'acharnement des édiles à contenir cette pestilence ne portait pas suffisament ses fruits. La pourriture avait traversé le fleuve et contaminait toujours plus la vertueuse cité royale, en particulier le long du fleuve.
Layna détestait ces quais qui lui rappellaient un passé si sinistre et honteux qu'elle s'était juré d'un jour l'oublier à jamais, sans toutefois encore y parvenir. Ce fut cependant la tête haute qu'elle prit place dans le luxueux palanquin porté par huit esclaves à demi-nus. Leurs muscles saillants, leur peau ointe d'huile parfumée et leurs fers luisants sous le soleil laissaient présager qu'ils appartenaient à l'un des plus hauts dignitaires du royaume, peut-être même au plus élevé d'entre eux.
Lorsque le cortège se mit en route, elle ne prit pas la peine de fermer les voiles censés la protéger des regards de la populace, mais aussi lui éviter la vue de toute cette fange. Fière, elle soutint les oeillades tantôt curieuses, tantôt envieuses et parfois haineuses d'enfants en guenilles, de prostituées flétries ou de mendiants estropiés. Ronan, comme à son habitude, avait préféré aller à cheval. Il précèdait la colonne de palanquins et de porteurs ployant sous les malles et les paquetages, et faisait route aux côtés du commandant de l'escorte détachée par le Palais.
Juste avant de s'engager dans l'immense allée qui, courant au travers de toute la ville haute, reliait la demeure royale au fleuve à hauteur du Pont Mayor, un vagabond jaillit du bas-côté et se précipita vers l'attelage de Layna. Avant qu'il n'ait pu l'atteindre, un des gardes l'intercepta et l'envoya valdinguer comme s'il s'était agi d'une poupée. Quand l'intrus fit mine de vouloir se relever, le soldat lui décocha un formidable coup de pied en plein visage. La tentative du malheureux, probablement motivée par la faim et l'espoir d'une petite pièce, n'émut pourtant pas la concubine qui, d'un signe de tête, remercia l'homme d'armes. Alerté, Ronan s'assura que tout allait bien. Le convoi n'avait pas même ralenti, l'incident était déjà clos.
La remontée de la prestigieuse avenue sembla durer une éternité, mais enfin, ils parvinrent aux portes du palais. Ce n'était pas la première fois que Layna les franchissait. Malgré tout, elle ne pouvait empêcher ce sentiment d'écrasement qui l'étreignait. Les lourds battants étaient aussi hauts que les tours de certains châteaux provinciaux. Il se disait que malgré un ingénieux mécanisme de contre-poids, il fallait vingt esclaves pour manoeuvrer une seule des deux demi-portes.
Ils étaient enfin rendus. Layna pria pour qu'on la laisse se rafraîchir avant qu'ils n'aillent se présenter au souverain. Elle pria aussi pour que ce dernier ne se répande pas trop en effusions devant Ronan. Si son Seigneur savait l'intérêt que le monarque portait à sa belle, le Roy avait le plus souvent su rester suffisamment discret pour permettre au légat de maintenir la face aux yeux de tous. Ce fut le Grand Chambellan lui-même qui vint, au moins pour un temps, à son secours : le Roy et la Reine les priaient d'être des leurs pour le dîner. Layna jubila, elle aurait tout le temps de s'installer et de s'y préparer pour paraître sous son meilleur jour.
Elle eut d'ailleurs tôt fait de prendre possession de ses appartements. En découvrant l'immense baignoire en marbre aux pieds d'argent, Layna ne put réprimer un sourire. Elle n'avait aucun doute sur l'origine de cette bien agréable surprise. Le Roy savait décidément flatter son égo et ses sens, elle était sensible à l'attention. L'immense vasque était remplie aux deux-tiers. Elle plongea la main dans l'eau, la température était presque parfaite. Douze esclaves étaient parfaitement alignés dos au mur de la salle d'eau. Aux pieds de chacun d'entre eux, deux seaux, l'un pour l'eau froide, l'autre pour la chaude, permettaient d'ajuster la température au désir de la baigneuse. Layna n'y tint pas, elle hèla Aurore puis, faisant fi du va-et-vient des porteurs et des femmes de chambre, elle laissa choir sa robe, se défit de ses atours et se glissa dans l'eau. Elle se dit qu'au final, malgré la puanteur de la ville basse, il faisait bon vivre à la capitale.
***
— Avez vous fait bon voyage, Ronan ?
— Tout s'est passé sans encombre Sire, les courants alimentés par la fonte des neiges sont une bénédiction. Nous avons quitté Saad-Ohm il n'y a qu'une demi-lune à peine !
— C'est effectivement impressionant. Où donc nous mènera le progrès ? Je rêve d'une époque où nous pourrons tenir de tels délais, mais dans l'autre sens, en remontant le fleuve.
— Je crains que votre rêve reste un vœu pieux, Sire. Même en changeant les rameurs à intervalles réguliers, une galère équipée de voiles et jouissant d'un vent favorable n'y suffirait pas.
Le souverain ne répondit pas. Son sourire mystérieux donnait à penser qu'il avait une idée en tête. Sa Majesté Karyl Khan Pradesh, homme le plus puissant de l'Ordre, jouissait d'une apparence inversément proportionnelle à son prestige et à sa fortune. Petit et bedonnant, il incarnait l'ingratitude de dame nature qui, pour pouvoir jouir du royal pardon, l'avait doté d'une remarquable intelligence et d'une impressionante crinière rousse. Très rare, cette particularité lui valait le surnom de Al Ahmar, le Rouge. Il s'adresse à Layna.
— Quant à vous Madame, n'avez-vous point trop souffert des affres qu'un tel périple peut engendrer ?
— Si tel était le cas Sire, votre accueil chaleureux aurait tôt fait de me l'avoir fait oublier, lança-t-elle tout sourire.
— Chère Layna, reprit le souverain, les années passent et semblent n'avoir aucun effet sur vous.
La Concubine ne releva pas le compliment. Elle avait déja pris bien assez de liberté avec le protocole qui préconisait qu'en aucun cas, les invitées ne devaient rivaliser d'élégance avec la Reine. En optant pour cette splendide robe de soie rouge au décolleté très osé, elle savait qu'elle jouait avec le feu. Mais en choisissant des parures sobres et peu nombreuses, elle permettait à la Reine de briller des feux de ses pierres toutes plus précieuses les unes que les autres.
Si ce n'était que les seuls yeux couleur saphir de Layna suffisaient à illuminer la pièce dans laquelle elle se tenait. La favorite du Légat le savait très bien, et jouer ainsi sur la corde du protocole, non contente de l'amuser, l'emplissait d'une satisfaction que plus d'un aurait jugée mal placée.
Le Roi, à sa gauche, était placé en vis-à-vis, face à la Reine qui avait à sa droite Ronan. Devant Layna, à gauche de la Reine donc, se tenait le Prince héritier, un jeune adolescent qui avait hérité de la chevelure de feu de son père. Il n'avait encore pipé mot, malgré sa bouche grande ouverte. Layna s'en amusait car depuis le début du repas, il n'avait pratiquement pas quitté des yeux son décolleté. Par trois fois cependant, elle avait croisé son regard, à chaque fois le jeune homme, se sentant pris en défaut, plantait le sien au fond de son assiette et s'empourprait. Elle décida de trouver ça charmant et de ne plus l'importuner, reportant son attention sur la Reine, légèrement en biais, ainsi que sur le souverain à sa gauche, et de laisser le futur Roi se repaître à foison du spectacle de ses seins. Elle compléta sa résolution en remerciant le ciel que le rejeton échappe au champ de vision de sa mère, sans quoi cette dernière n'aurait certainement pas manqué de la bannir à jamais.
La Reine justement, semblait n'accorder aucun intérêt à la conversation qui accaparait son époux et Ronan. Elle n'avait manifestement que faire du fait que la soldatesque de ce dernier arrive à la capitale dans une lune plutôt qu'une demie et se souciait moins encore des effectifs de l'Ost. C'est donc sur Layna qu'elle reporta son attention.
— La vie n'est-elle pas trop ennuyeuse en province ? s'enquit-elle, presque moqueuse.
Layna ne se démonta pas.
— Oh majesté, c'est tout le contraire. Bien sûr, les occasions de nous y divertir n'égalent certes pas celles qu'on trouve à la capitale, mais Saad-Ohm reste une ville à taille humaine, fort agréable. Et l'air de la campagne environnante est tonifiant.
Un partout, pensa-t-elle. Mais la Reine, déja, contre-attaquait.
— Pourtant, vous devez manquer de tout, j'ai ouï dire que les modistes avaient déserté la ville pour tenter leur chance ici, et que les bons tailleurs étaient rares.
— Vous faites erreur ma Reine, cette robe par exemple, est une création de l'un d'eux.
Deux - un.
Layna n'en revenait pas de son audace ! Jamais elle n'aurait osé si elle n'était si sûre de son emprise sur le Roy. Si la Reine savait... Mais elle savait, probablement. Les femmes sentaient ces choses-là.
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