Sur la route
Huit jours déjà qu'ils avaient quitté Saad-Ohm et que Fille s'était installée dans la routine du voyage. La petite troupe comptait une centaine de cavaliers et huit chariots, elle progressait vers le nord à raison d'un peu moins de dix lieues par jour.
Fille faisait route avec le charroi et partageait l'essentiel de son quotidien avec l'équipe du fourrier, chargé de l'intendance, et le personnel directement assigné, comme elle, au service du Commandeur : Hamid, son cuisinier, ainsi que Gidéon, qui faisait office de palefrenier et d'écuyer, bien qu'il n'en portât pas le titre. La présence de ce dernier lui était imposée par cette lubie du Général qui refusait toujours de lui confier l'entretien de ses armes et de son destrier. Mais Fille s'était malgré tout prise d'affection pour le garçon. Il était plus jeune qu'elle encore, et pouvait de ce fait se targuer d'être le benjamin de la bande. Bien que muet de naissance, le garçon faisait preuve d'un esprit vif et était particulièrement âpre à la tâche. S'il ne pouvait exprimer par des mots son attachement à la jeune fille, il ne perdait jamais une occasion de le lui montrer en lui proposant son aide ou en échangeant avec elle un sourire de connivence. Ils chevauchaient la plupart du temps de conserve, entre le dernier charriot et une petite arrière-garde constituée de dix hommes.
Loin devant eux mais toujours à vue, Khaleb Ibn Al Whahid Al Khawf, flanqué de ses deux aides de camp, faisait route aux côtés du capitaine commandant l'escadron dont le gros, si l'on en retirait l'arrière et l'avant-garde, les éclaireurs et les coursiers, s'élevait à trois vingtaines de cavaliers légers.
Le voyage donnait à Fille l'occasion de frayer avec Lando, le second aide-de-camp. Elle peinait encore à distinguer leurs attributions respectives, se demandant par ailleurs comment deux hommes aussi différents pouvaient accomplir la même tâche pour un même maître. Là où Bulgur respirait la force tranquille, la puissance, l'austérité et la rudesse, Lando affichait une silhouette longue et grâcile, et un caractère raffiné. Si Bulgur demeurait avare de mots, son frère d'armes se plaisait à discourir sur quelque sujet que ce soit. Quand son public se lassait, il lui arrivait de se laisser distancer, prétextant une inspection des trains ou de l'arrière-garde et en profitait pour tailler un bout de route à leurs côtés. Ce n'était pas pour déplaire à Fille qui trouvait en lui un véritable précepteur de la chose militaire. C'était le seul qui prenait la peine de l'entretenir des tâches de chacun, des éclaireurs à l'arrière-garde en passant par l'avant-garde, le gros des troupes, le fourrier en charge du charroi, les détachements précurseurs.
— Et donc, la composition de ce détachement varie selon que l'on opte pour le campement ou la réquisition du bâti ? s'enquit Fille auprès de l'officier.
— Tout à fait. Si nous optons pour le camp, nous y adjoignons des sapeurs et c'est un lieutenant, assisté d'un fourrier, qui commandera le groupe précurseur. Sa tâche se limite à trouver un lieu propice à l'emplacement du bivouac et suffisament sécurisé.
Lando, ravi d'avoir trouvé un si bon public, prenait un réel plaisir à faire l'éducation de la nouvelle ordonnance. Il poursuivit :
— Quand au contraire, nous décidons de requisitionner le bâti, c'est un officier plus ancien qui se charge de rencontrer les autorités des bourgs ou des villes traversées, de répartir les quartiers de nos soldats dans les fermes ou des officiers chez l'habitant ou dans les hostelleries. Il prépare ainsi l'arrivée du gros. Lorsque la troupe est fort nombreuse, cette tâche peut-être prise en charge par un aide de camp. Bulgur déteste ça, fit Lando en riant. Si c'est l'entièreté de l'Ost qui se déplace, c'est à un conseiller du Légat que l'on confie cette responsabilité.
— Mais j'imagine alors que l'on répartit l'armée sur plusieurs localités, et même sur plusieurs itinéraires ?
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien ... que l'on envoie pas l'Ost tout entier sur une seule et unique route ! Ce serait folie me semble-t-il.
L'aide de camp ne répondit pas, se contentant d'observer son interlocutrice, songeur. Il tira sur les rênes pour arrêter sa monture.
— Je te souhaite bonne route, l'étape n'est plus très loin. Quant à moi, je vais attendre ici l'arrière-garde.
***
Il était déjà tard quand le repas toucha à sa fin. À mesure qu'ils s'éloignaient de Saad-Ohm, les bourgs se faisaient plus rares, les obligeant comme aujourd'hui à bivouaquer. Si en principe le général mangeait seul sous sa tente, il lui arrivait d'inviter à sa table un ou plusieurs officiers, sans pour cela suivre une règle absolue. Une façon comme une autre pour lui de supporter la solitude du chef. Selon son humeur ou en fonction de la situation, il pouvait alors jeter son dévolu sur un lieutenant, un capitaine ou un officier supérieur. Ce soir, c'était justement à Lando que revenait le privilège de dîner en tête-à-tête avec Khaleb. Cette coutume était différemment appréciée au sein des gradés, certains y voyant un moyen de se mettre en avant quand d'autres prenaient comme une corvée de devoir bien se tenir et de s'astreindre à la discipline ascétique de leur commandant. À sa table, le vin, bien que présent, ne coulait pas à flots et la viande était consommée avec modération.
Fille s'empressa de débarrasser le couvert et s'assura que les deux hommes ne manquent de rien. Le commandeur observait son aide de camp qui semblait avoir bien du mal à détacher ses yeux de l'ordonnance. Il attendit toutefois que cette dernère ait quitté la tente avant de le taquiner.
— Eh bien Lando, la donzelle ne te laisse pas indifférent, dirait-on.
L'homme reporta son attention sur son chef, termina son verre avant d'ajouter, sans se démonter :
— Tout à fait messire Général, elle a toute mon attention. Mais pas pour les raisons que vous croyez.
— Allons donc, même avec le crâne ainsi rasé, la petite jette le trouble parmi nos hommes. Et tu ne sembles pas faire exception. À ma très grande surprise, je l'avoue.
— Vous vous trompez Messire. Mon intérêt pour elle n'est en rien lié à ses courbes ou à ses yeux de biche. Il est purement professionnel.
Khaleb sourit. En quoi cette gamine pourrait-elle donc éveiller l'attention du redoutable Lando, l'un des officiers les plus avisés du royaume ? L'homme dont tout le monde s'accordait à dire qu'il lui succèderait probablement un jour à la tête des armées de l'Ouest.
— Elle est vive et intelligente, Seigneur. Avide d'apprendre aussi. Il suffit de s'entretenir quelques instants avec elle pour s'en rendre compte.
— Ce n'est qu'une gamine. Une gamine qui manie le bâton comme personne et a été touchée par la grâce lors du tournoi de printemps. Mais sans sa bonne fortune, elle aurait succombé sous l'épée de Bulgur, clouée au sol comme un cafard.
— Dans ce cas je me réjouis de ces auspices favorables. Car mon instinct me dit que votre ... gamine ... ne demande qu'à grandir. Et quand la fleur aura éclos, même Bulgur lui mangera dans la main. Elle est brillante et douée. Et il y a quelque chose en elle, je ne sais trop quoi ... un mélange de détermination et de force mentale, de rage, peut-être aussi de colère, que sa discrétion ne parvient pas à étouffer totatlement. Je préfère très honnêtement l'avoir avec nous que contre nous.
Khaleb rit, se permettant par la même occasion un trait d'humour dont il était d'ordinaire peu coutumier.
— Dis plutôt que tu préfèrerais l'avoir contre toi, tout contre toi !
Lando ignora la pique.
— Moquez-vous, Messire. Vous connaissez mon flair lorsqu'il s'agit de débusquer les talents, je m'étonne que vous en fassiez cette fois si peu de cas. Est-ce uniquement parce que la petite n'a rien qui pende entre ses jambes que vous refusez de voir son potentiel ?
Le commandeur affichait maintenant un air grave.
— Peut-être. Mais c'est aussi parce qu'elle a démontré qu'elle n'était pas fiable. Dans l'arène, elle a fait preuve du meilleur comme du pire. Elle a vaillament combattu, mais elle a aussi agi comme une écervelée. Un combat n'est pas un spectacle, c'est une lutte à mort. Il n'y a pas de place pour l'esbrouffe.
— Elle est jeune encore. Et impétueuse. Elle apprendra.
— Si elle survit.
— Mais, il y a autre chose, Messire, n'est-ce pas ?
L'officier connaissait trop bien son chef pour se laisser berner. En d'autres temps, Khaleb aurait pardonné sans ambage à n'importe lequel de ses soldats un excès de fougue, préférant comme il le disait les hommes qu'il lui fallait freiner à ceux qu'il devait pousser.
— Bien sûr. Talentueuse ou pas, elle s'est à mon goût bien trop rapprochée de la pire vipère que ces terres aient portée. Je ne lui fais dès lors pas confiance. Et pour tout te dire, mon bon Lando, si j'ai raison sur ce point, je prie pour qu'elle ne soit pas aussi prometteuse que tu le supputes.
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