Le Livre de Borth

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Au commencement règnaient le chaos et la désolation. Le feu du ciel dévorait toute chose à la surface du Grund. Les douze Dieux avaient depuis longtemps trouvé refuge dans les étoiles, emportant chacun une égérie, un coryphée, douze érudits, douze alchimistes et douze guerriers, tous élus parmi les hommes d'avant.

Abandonnés, les sous-hommes vivaient reclus dans les entrailles de la terre protectrice, unique rempart entre eux et l'enfer du monde d'en-haut.

Douze générations s'écoulèrent avant que la Déesse Chioné, chevauchant sa nef céleste, ne revienne sur Al'ard. Elle posa son regard sur le monde, mais n'y vit que la mort. Alors elle pleura. Elle pleura et pleura encore, des larmes de désespoir. Puis des larmes de rage. Son courroux était grand. Aussi, lorsque furieuse, elle abattit son poing vengeur sur le Grund, c'est tout Al'ard qui trembla. Jusqu'à l'horizon, la roche brûlante fut pulvérisée, soulevant des nuages de poussière si hauts qu'ils touchaient le ciel.

Au ponant comme au levant, Al'Ard blessée vomit une bile de feu et cracha des nuages de cendres qui bientôt vinrent se mêler à la poussière. Bien des sous-hommes périrent, ensevelis. Ceux qui, terrorisés, rejoignirent la surface, finirent asphyxiés. Chioné en fut si affectée qu'elle s'endormit à jamais.

Privée de sa capitaine, la nef divine dériva et s'écrasa au centre même de l'empreinte qu'avait laissée dans le Grund le poing de la déesse. Lorsque les hommes mirent pied à terre, ils ne trouvèrent pas signe de vie. Leur protectrice endormie, ils s'en remirent à l'Égérie.

Mais quand, avec l'aide des alchimistes, l'Égérie féconda Chioné dans son sommeil, elle éveilla le courroux de Samir, doyen des Érudits. Il les réunit tous et, prenant Maël le Coryphée à témoin, il les harangua :

— C'est grande folie que de croire qu'en empruntant le même chemin, l'on puisse parvenir ailleurs ! Les ancêtres de nos ancêtres se sont substitués aux dieux. Les alchimistes ont transcendé la matière et transmuté le ciel, faisant d'Al'Ard un enfer. Les érudits ont chassé les dieux pour ne louer que le seul qu'ils avaient épargné ! Nos guerriers ont assassiné d'autres guerriers et des myriades d'innocents au nom de ce Dieu unique, oubliant leur serment de protéger les hommes. En vérité, je vous le dis, il nous faut renoncer à toutes ces choses, à l'orgueil de la connaissance, au confort de nos cocons, à la puissance dévastatrice de nos armes. Car c'est dans la simplicité et le respect de mère nature que nous trouverons la paix !

Il chercha dans leurs yeux l'approbation, mais ne la trouva point. Bien au contraire, Olwen, cadet des alchimistes, rompant le protocole, s'adressa-t-il à lui sans ambages et avec moulte ironie.

— Que devrions nous alors faire, vénérable Samir ? Devrions-nous composer avec les sous-hommes, les regarder dévorer la chair de leurs frères et attendre la mort dans ce monde de désolation ? À moins que comme eux, nous ne retournions à l'état de bêtes sauvages ?

— Malheureux le persifleur, tonna Samir. Car il ne jure que par sa science, la même science qui a détruit son monde ! Mais oui mes frères, il n'y a point d'autre choix. Il nous faut les rejoindre. Nous serons la graine, ils seront l'engrais, et nous cultiverons un monde nouveau. N'était-ce pas là le voeu de Chioné et celui de tous les dieux ? Rebâtir ailleurs une nouvelle terre ? En ce jour, je vous l'affirme, ce rêve est à notre portée. Les sous-hommes et nous, partageons les mêmes ancêtres. Leurs âmes se sont éteintes, nous les rallumerons ! Nous ferons naître ce nouveau monde, et nous le ferons naître ici, sur Al'Ard. Même les dieux n'ont osé en rêver !

— Et comment comptes-tu donc t'y prendre? lança le compagnon d'Olwen en se rapprochant du jeune homme. En les capturant puis en les éduquant ?

— Ce serait là manière d'alchimiste, répondit le vénérable, la tâche serait titanesque. Pour chaque sous-homme que notre petite communauté viendrait à sauver, il naîtrait mille sauvages. Non mes amis, si nous voulons créer cet Eden, il nous faudra nous mêler à eux. Nos hommes engrosseront leurs femelles, et nos femmes devront porter leurs enfants.

Un silence de plomb s'abattit sur l'assistance. Une guerrière eut un haut-le coeur. Son frère d'arme et deux alchimistes vinrent la soutenir. C'est Harald, le Capitaine des Guerriers qui le premier, reprit ses esprits.

— Et c'est toi qui nous parles de folie ? Fol celui qui s'accouple à un animal ! Fol celui qui propose d'ainsi souiller le ventre de nos femmes ! Fol, enfin, celui qui seulement envisage de nourrir ses enfants avec la chair de ses frères ! fit-il en se rapprochant d'Olwen.

— Mon chemin est tortueux et jonché d'embûches, reconnut Samir. Le tien est rectiligne et dégagé. Mais c'est le même que celui que nos ancêtres et leurs aïeux ont parcouru, et c'est ce chemin qui a engendré le chaos et ces sous-hommes que tu vomis. En quoi est-ce folie que d'emprunter une autre voie ? Je ne puis que me répéter. Fol celui qui trébuche deux fois sur la même pierre ! Et orgueilleux celui qui croit pouvoir se substituer aux Dieux !

Imperceptiblement, deux groupes commençaient à se former. Des guerriers et des alchimistes, mais aussi l'un ou l'autre érudit, se rapprochaient d'Harald et d'Olwen. Le gros des érudits entouraient maintenant Samir, rejoints par deux alchimistes et trois guerriers.

— Vieux fou, tonna Harald.

Il se tourna vers le Coryphée, comme pour y chercher un soutien. Mais il comprit qu'il ne le trouverait pas quand ce dernier prit la parole.

— Il suffit ! lança Maël. Je prendrai conseil auprès de l'Égérie et de la nuit, et je rendrai ma décision demain.

Mais Samir le Sage s'insurgea :

— La nuit est bonne conseillère, mais c'est l'Egérie qui a fécondé Chioné ! Son jugement ne peut en être qu'altéré. Je te le demande Maël, gardons la en dehors de tout ça.

Le Coryphée marqua un silence avant de répondre.

— C'est là bien lourde responsabilité que tu m'imposes, Samir. Mais tes paroles sont sages. Nous passerons tous la nuit sur le pont supérieur de la nef, ensemble. Nul n'aura accès à l' Égérie avant que la décision ne soit rendue.

***

— Assez pour aujourd'hui, lança Fille à l'adresse de Tabor en refermant d'un geste ferme l'épais volume à la couverture de cuir patinée par le temps.

— Vas-y doucement avec cet ouvrage, rétorqua l'homme, bougon. J'ai risqué ma vie pour le sauver.

Tandis qu'il s'emparait avec précaution du grimoire et le glissait dans un étui de soie, elle poursuivit, comme si elle ne l'avait pas entendu.

— Je ne suis pas d'humeur à l'étude, il fait trop beau dehors. Puis-je sortir, maintenant ?

— Les écritures sont la clé de la sagesse. Dans les temps d'avant, tous savaient lire et écrire. La connaissance était vertu.

Elle le regarda, pensive, avant d'enchaîner.

— Ce n'est qu'une histoire. Tes traités d'alchimie sont connaissance, mais ceci, fait-elle en désignant le livre du doigt, c'est juste une légende, non ?

— Les légendes ont toujours une part de vérité. Et la connaissance englobe bien plus que l'alchimie et la botanique. Savoir comment vivaient les anciens, comprendre nos croyances, tout cela est connaissance.

— Nos anciens ? Si c'est d'eux que cet ouvrage nous parle, ils devaient être bien différents de nous. Qui donc pourrait, d'un simple coup de poing, faire trembler Al-Ard ?

— Un dieu, ou une déesse, fit-il pensivement.

— En as-tu déjà vu ?

— De mes yeux, non. Mais j'ai combattu aux côtés de Youssef Al'Mahzuz.

Devant le silence de la jeune fille, il poursuivit :

— Il a survécu à un séjour de plusieurs lunes dans les Territoires Interdits. C'est cela qui lui a valu son nom, "Le Fortuné". Personne ne survit à ça sans l'aide des dieux.

Il bénéficiait maintenant de toute l'attention de son élève.

— Et dis-moi, lança-t-elle, alerte. A-t-il vu ces surhommes ?

— Il a découvert leur repère. Un palais si fabuleux qu'aucun homme n'aurait pu le construire.

— Oui, mais les dieux ? Les dieux ? Il les a rencontrés ?

— Non mais...

Elle fit la moue, déçue.

— Tu n'en as donc pas vu de tes propres yeux. Et ce Youssef a très bien pu tout inventer. Tes dieux semblent faire bien peu de cas des hommes.

Satanée gamine, pensa-t-il. Elle pose plus de questions que sa demeure ne comptait de livres. Tout est sujet à critique et interrogation.

— Certaines choses ne peuvent être vues avec les yeux. Tu ne les sentiras qu'avec ton cœur.

Elle lui lança un regard sombre, sourcils froncés, avant de reprendre.

— D'où tiens-tu ce livre ?

— Il m'a été confié.

— Par qui ? Raconte-moi ... Tu dis avoir risqué ta vie.

— Une autre fois.

— C'est ce que tu me dis toujours, fit-elle en soupirant.

Il la fixa, amusé.

— Lorsque tu l'auras lu dans son entièreté, je te raconterai son histoire. Va maintenant, tu as raison. Il fait beau, ce serait dommage de ne pas en profiter.

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