(Le livre de Borth 2)
La décision acheva de diviser la Communauté. Maël, le Coryphée fut en effet inflexible. Chioné fécondée, il leur fallait demeurer auprès d'elle. Mais le vieux Samir ne pouvait s'y résoudre. Il fit d'abord contre mauvaise fortune bon coeur. Afficher son désaccord était une chose, s'opposer de front à leur Chef relèverait de la mutinerie. Après tout, n'était-ce pas là le rôle du Coryphée que de prendre les décisions quand il le fallait ?
Le soir même cependant, c'est Gudrun, un impétueux guerrier, qui prit le Coryphée de front. Gudrun était apprécié de ses pairs pour sa fougue et sa vaillance, mais le peu de respect qu'il avait pour le protocole ainsi que son impulsivité lui attirait souvent les foudres des plus anciens. Le colosse avait pour épouse Leila, une érudite acquise à la cause de Samir.
— Est-ce donc là le sort que tu nous réserves ? lança Gudrun en s'adressant au Coryphée. Vivre reclus dans cette épave, coupés du monde, avec pour seule perspective cet enfer glacé et inhospitalier ? Est-ce là l'avenir auquel tu destines nos enfants ?
Des voix indignées s'élevèrent. Harald, le Capitaine des Guerriers, tenta de raisonner son cerbère. Mais Maël l'interrompit d'un geste.
— Laisse !
Puis, se tournant vers l'impertinent, il ajouta :
— C'est là la voie de la raison. Cette épave, comme tu dis, sera notre abri. Chioné, même endormie, nous protègera du Mal d'Awarn qui pourrit les chairs des hommes et des bêtes. Et l'Égérie nous aidera à le vaincre.
— Nos armures et nos boucliers nous protègeront de cette peste insidieuse ! À quoi bon vaincre le mal si c'est pour survivre comme des rats dans un terrier ? rétorqua Gudrun.
— Pauvre fol ! Ton armure te protègera pendant une lune tout au plus. Elle t'alourdira et te ralentira et quand épuisé, tu l'auras enfin compris, il sera trop tard. Et tu périras dans cet enfer blanc ! Toi, et les frères, et les soeurs que tu auras entraînés à ta suite ! rétorqua Maël.
C'est Samir qui vint à la rescousse de Gudrun.
— Pas si nous faisons route vers le midi. Le climat devrait y être plus clément, fit-ol d'une voie posée. Et le Mal d'Awarn ne pourra rien contre nous si nous nous éloignons suffisamment de ces terres.
— Folie ! rétorqua Maël. Quoi qu'il en soit, ma décision est prise !
Gudrun se leva, s'approcha du Coryphée et le toisa.
— C'est ta décision, clama-t-il. Je refuse de me terrer, et je refuse de m'en remettre à l'Égérie. Les enfants de Chioné ne seront jamais tout à fait des hommes, et quand ils se prendront pour des dieux, ils nous conduiront à notre perte.
— Nous avons le pouvoir d'empêcher ça ! répondit Maël. Nos alchimistes peuvent les façonner à notre image !
Gudrun, après avoir repris sa place, cracha, dédaigneux.
— Comme ils l'ont fait depuis maintenant vingt générations ? Vois où cela nous a mené !
Tandis que son épouse venait se blottir contre lui, il ajouta :
— Si Samir propose de partir, je le suivrai.
Un silence glacial tomba alors sur l'assemblée.
***
— C'est tout ? Ça ne peut pas finir ainsi, lança Fille, déçue.
De l'ongle de son pouce, elle tenta d'écorner la troisième de couverture, comme pour s'assurer que les ultimes pages ne seraient pas collées au plat arrière de l'ouvrage. Sans y parvenir.
— Cesse-donc ! Tu vas me l'abîmer, fit Tabor.
— Mais cette histoire n'est pas terminée !
— Effectivement, elle ne l'est pas.
— Où est la suite ? s'enquit-elle.
Elle se leva et se dirigea d'un pas décidé vers le rayonnage d'où, un peu plus tôt, Tabor avait extrait l'ouvrage. Mais ce dernier intervint.
— Les dieux seuls le savent. Je l'ai cherchée longtemps, pensant qu'il existait un second tome sans succès.
La jeune fille fit volte-face. Son regard pétillait d'excitation.
— Alors maintenant tu dois me raconter l'histoire de ce livre !
— Tiens donc, tout à coup ce ne sont plus simplement que des légendes et... comment disais-tu encore ? Des fadaises ? Tu sembles avoir bien du mal à cacher ton intérêt, fit le vieil homme en souriant.
— Légende ou pas, c'est ton histoire qui m'intéresse ! Tu m'as dit avoir failli mourir pour ce livre !
Tabor était si amusé par la fébrilité de son élève qu'il ne résista pas à la tentation de se faire prier. Elle trépignait, il finit par céder.
— J'ai volé ce livre.
— Volé ? Toi ? fit-elle, hébétée.
Elle n'imaginait pas son père voler même un oeuf. Tabor était pour elle l'incarnation de la droiture et de la loyauté. L'histoire de ce livre promettait décidément d'être passionante.
— Oui, je l'ai volé. Dans la Grande Bibliothèque de Kendr-Ka-Shahar.
— Tu m'as dit que c'était l'unique bibliothèque du Royaume. Et c'est ...
— La bibliothèque de son Altesse Royale, Karyl Khan Pradesh, oui.
Fille paraissait maintenant bien ridicule avec sa bouche grande ouverte sous le coup de la surprise. L'homme sourit de contentement, se délecta de son petit effet.
— J'étais bien jeune à l'époque. Je servais au sein des armées d'Orient.
Fille retint son souffle. Jamais Tabor ne lui avait parlé de son passé de guerrier. Quand il évoquait les Terres Orientales, il le faisait comme on conte un voyage, et voilà qu'elle découvrait que, peut-être, c'était sa patrie.
— Je t'ai parlé de ce Youssef Al'Mahzuz. "Le Fortuné".
— Celui qui a survécu aux Territoires Interdits.
— Oui. C'était un officier très proche du Commandeur des Armées Orientales. Probablement à cause de son retour miraculeux des Territoires Interdits. Notre Général était fasciné, obsédé même par son histoire. Caressait-il des rêves de conquête, ou plus simplement de découverte ? Aujourd'hui encore je l'ignore. Tout comme j'ignore comment il a eu vent de ce livre. Toujours est-il qu'il a chargé Youssef de le trouver et de s'en emparer. Et Youssef m'a choisi, avec une poignée d'hommes, pour exécuter son larcin.
— Et vous avez attaqué la bibliothèque ?
Tabor rit devant la candeur de la jeune fille, avant de poursuivre.
— Non bien sûr, ça ne s'est pas tout à fait passé comme ça. Il nous a fallu près de vingt lunes pour retrouver la trace du livre et préparer l'opération.
— Mais tu as vu la bibliothèque, s'exclama-t-elle, toute excitée.
— Même pas. Nous avons fait sortir le livre en soudoyant un des sages qui en avait la charge.
— Ça a dû vous coûter bien cher ...
Tabor marqua un temps d'arrêt. Il eut aimé ne plus jamais avoir affaire à ce passé dont il ne tirait aucune fierté. Il eut peut-être mieux valu que Fille l'imagine remettant une bourse gorgée d'or à un fonctionnaire vénal. Un instant, la vision macabre de la tête figée du plus jeune fils du scribe principal lui vint à l'esprit. Détachée de son corps et maculée de sang séché, l'image l'avait longtemps hanté. L'homme, secrétaire du gardien de ce temple de la connaissance, père de trois autres bambins et d'une épouse aimante, s'était montré particulièrement docile.
— Oui, répond-il. Le prix à payer fut particulièrement lourd.
— Et vous vous êtes enfuis ? Tu as dû te battre ?
— Comme un lion. Le scribe pensait probablement que si sa trahison venait à être découverte, si ce livre était tellement important, c'est sa tête qui roulerait, et peut-être d'autres encore. Il nous a trahis. Enfin, il est surtout resté loyal à ses Maîtres. Ensemble, ils nous ont tendu un piège. Ils nous ont cueillis juste après que le bonhomme ne nous ait remis le livre, avant même que nous ayons refranchi les portes du palais. Nous étions peu nombreux mais mes compagnons comptaient parmi les plus fines lames du Royaume. Et nous avions des artifices.
— Des artifices ?
— Oui, une poudre qui s'enflamme comme la foudre. Un des secrets les mieux gardés en Orient. Je n'en avais jamais vu auparavant, je n'en ai plus jamais vu par après. Tu la lances, ça déclenche une boule de feu.
Fille était suspendue aux lèvres du conteur. Son regard brillait de curiosité et d'excitation, elle l'exhorta à reprendre.
— Nos quatre compagnons se sont sacrifiés, couvrant notre retraite, à Youssef et moi.
— Mais vous vous êtes échappés !
Tabor esquissa un sourire devant l'enthousiasme de la jeune fille, avant de reprendre.
— Sinon, je ne serais pas là, n'est-ce pas ? lança-t-il en appuyant sa remarque d'un clin d'oeil. Mais à quel prix. Youssef était blessé. Horriblement blessé. Quant à nos quatre compagnons, aucun n'y a survécu.
Devant l'air grave de sa pupille, il poursuivit :
— Nous nous sommes cachés pendant une demi-lune dans les bas-fonds de la ville. Toutes les portes étaient gardées, les quais étaient infestés de soldats. À l'entrée du palais, les têtes de nos compagnons étaient fichées sur des piques, de part et d'autres de celle du scribe. L'état de Youssef ne cessait d'empirer. J'ai caché le livre en lieu sûr et j'ai attendu et attendu encore. Puis la fièvre a emporté mon compagnon.
Tabor sourit tristement à l'évocation du sort de son frère d'armes, avant de continuer.
— Quelle guigne ! Survivre au mal d'Arwan et succomber par la faute d'une stupide blessure mal soignée. J'ai attendu encore que l'agitation s'estompe avant de quitter la ville, sans toutefois oser emporter le volume tant convoité, préférant le laisser dormir dans sa cachette. Je pensais laisser l'affaire pourrir le temps qu'il faudrait, puis revenir plus tard.
— Et tu l'as fait, n'est-ce pas ?
— Effectivement, mais après bien des lunes. J'ai d'abord erré de hameau en hameau, offrant mes services çà et là. C'était la période des moissons, personne ne s'inquiétait d'un ouvrier itinérant et il y avait forte demande de main-d'oeuvre. C'est durant ce périple que j'ai appris la mort du Commandeur des armées d'Orient.
Lui eût-il dévoilé les mystères de la création que Fille n'aurait pu paraître plus captivée. La gamine, pendue à ses lèvres, le pressait de continuer.
— Il est mort ? C'est le Roy qui l'a fait tuer ?
— Va-t'en savoir. Royale vengeance ou habile manoeuvre d'un Légat d'Orient que les ambitions de son Général ne manquaient pas d'affaiblir. Toujours est-il que oui, il est mort empoisonné. Et dans les jours qui ont suivi, tous ses officiers supérieurs, accusés du meurtre, ont fini pendus.
— Alors tu as gardé le livre !
— Je l'ai laissé dormir mais oui, deux cycles plus tard, je suis retourné le chercher à Kendr-Ka-Shahar. Sans aucune difficulté, l'affaire était officiellement oubliée. Pas pour tous j'imagine, mais on ne maintient pas une telle ville sur le pied de guerre pour un livre, même le plus rare d'entre eux.
— Tout ça pour juste... une histoire. Qui plus est sans même pouvoir en connaître la fin, énonça Fille.
Sa déception était palpable. Le regard de Tabor se porta au loin, bien au-delà des murs de la bâtisse, qaund il murmura :
— Crois bien que j'ai essayé. Car c'est ce livre qui a attisé ma soif de connaissances. À dater de ce jour, les livres m'ont toujours passionné. J'ai commencé à me faire un nom parmi les marchands et les trafiquants. Enfin, un nom, c'est bien relatif, car s'il est quelque chose qui caractérise ce marché, c'est bien la clandestinité.
— Donc tous ces livres n'ont pas toujours été ici ? questionna-t-elle en indiquant d'un geste circulaire les quelques rayonnages.
— Bien sûr que non, petite sotte. Crois-tu donc que je les ai cueillis sur les arbres ?
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