Chapitre 1
Toujours pas de réaction. Le réanimateur reposa les électrochocs tout en regardant la pendule.
« Date et heure du décès : mardi 31 décembre, 23h58. »
M. Nakamura, dépité, observa l’infirmière refermer la chemise de ce qui était désormais son cadavre et le recouvrir du drap, le pliant proprement au niveau des épaules, ne laissant voir que sa tête. Pendant ce temps une autre infirmière éteignait toutes les machines qui l’avaient péniblement maintenu en vie ces derniers jours. Après quelques minutes de passages et de tumultes, la porte se referma laissant M. Nakamura face à lui-même dans un silence pesant.
« Sonna koto wa arienai *! » Murmura-t-il faiblement, pourtant bien convaincu qu’il ne rêvait pas.
« Je ne sais pas ce que tu baragouines Chang, mais va falloir te secouer ! »
M. Nakamura sursauta et se retourna, prêt à incendier l’imprudent qui avait osé lui parler sur ce ton, mais il se ravisa bien vite malgré l’affront. Face à lui se tenait un jeune homme d’une maigreur douloureuse, encapuchonné d’un vêtement plus noir que la nuit, tenant d’une main une faux rouillée et de l’autre la bride d’un cheval décharné ; ce qui restait de peau de l’animal pendait lamentablement par lambeaux. De plus en plus terrifié, M. Nakamura s’efforça de quitter l’animal du regard pour se concentrer sur son interlocuteur. Plus il essayait de percer son regard, plus il lui semblait que les traits disparaissaient pour ne laisser place qu’à un crâne aux orbites vides. Vainement, il tenta de reculer, mais son corps spectral refusa de lui répondre.
« Ttt ttt… » Se moqua doucement la chose en noir. « Bon, je te la fais courte : t’es le dernier mort de l’année de Quimper. Alors, toutes mes félicitations, tu as gagné le titre de l’Ankou. »
Stupéfait, M. Nakamura était incapable de réagir, il n’était même pas sûr de comprendre. Finalement, le doute l’assaillit : était-ce bien la réalité ? Ou bien était-ce un cauchemar ? Avant qu’il ne puisse davantage étudier la question, l’entité en noir lui tendit sa faux, il sursauta et parvint à esquiver l’outil d’un bond.
« Sérieux ? J’aimerais vraiment passer à la suite, mec ! Alors t’es sympa, tu prends la faux et tous les accessoires et tu commences le boulot ! »
Cette fois-ci, N. Nakamura le dévisagea avec terreur, les membres figés. L’entité émit un chuintement désapprobateur.
« Putain ! C’est ma veine, sérieux… Est-ce que tu parles français au moins ? »
Par habitude de son vivant, N. Nakamura prit une grande inspiration avant de répondre.
« Oui.
— Bien ! On avance ! Tu connais la légende de l’Ankou ?
— Oui.
Peu avant l’incident, il avait visité un musée avec sa femme et le guide leur avait parlé de cette légende bretonne.
— Super. Pas besoin de te faire tout le topo.
— Mais je suis japonais !
— Cool ta vie. Mais maintenant, t’es mort et manque de pot, t’es mort ici ! Et…
— Mais je suis japonais !! » Coupa le vieil homme, affolé. « Je m’appelle Hinode Nakamura, je suis venu ici en vacances avec ma femme et…
— Et on s’en fout ! Pardon, je corrige : la Mort s’en fout ! »
Cette fois M. Nakamura paniquait pour de bon.
— Vous ne comprenez pas : si je veux rejoindre mes ancêtres, c’est un shinigami que je dois suivre pour rejoindre le monde des morts !
L’Ankou soupira, las. Sa tête se tourna vers l’horloge murale : 00h03.
— Je te le dis encore une fois : la Mort se fout de tes origines, de ta renommée, de ton âge, de tes richesses et j’en passe !
— Mais je…
— Il n’y a pas de « mais » ! » S’emporta l’Ankou en brandissant sa faux contre M. Nakamura, ce dernier se recroquevilla, terrifié.
L’Ankou poussa un long soupir avant de se mettre en tailleur, la faux sur les genoux, il invita M. Nakamura à faire de même. Après une vague hésitation, ce dernier l’imita ; avait-il vraiment le choix ?
« Bon. Excuse mon impatience, l’année a été longue et je veux juste passer de l’autre côté à mon tour. Mais, je sais aussi que c’est pas évident à encaisser comme nouvelle, alors je vais prendre le temps de t’expliquer ce que je sais, si t’as d’autres questions, tu pourras toujours essayer de lui poser à Elle.
— Elle ?
— La Mort.
— Elle existe ? Je vais la voir ?
— Chut ! Laisse-moi parler ! Je t’ai dit que la Mort se fout de qui tu es et de tes origines… En fait, c’est plus compliqué que ça. Chaque pays, parfois comme ici, chaque région a ses croyances. Ces croyances sont ancrées dans le monde des vivants, elles se transmettent de génération en génération et elles façonnent le monde des morts. Tu piges ? L’accès à l’autre monde est en quelque sorte conditionné géographiquement. Si bien qu’un Chinois comme toi…
— Japonais ! Répliqua M. Nakamura, offusqué.
L’Ankou ricana, content de lui.
— Si bien qu’un Japonais qui cane ici devra se plier aux conditions Bretonnes pour accéder à l’au-delà. Et un Breton qui casserait sa pipe au Japon devrait se plier aux règles issues du folklore et autres croyances japonaises… »
M. Nakamura le dévisagea, perplexe. Outre le jargon utilisé dont il était peu coutumier, la familiarité avec laquelle l’Ankou lui parlait l’irritait au possible, il n’aurait jamais imaginé cela de la part d’une entité aussi éminente que la Mort ! Mais pour l’heure, cette chose lui inspirait bien trop de terreur pour oser s’offusquer… Quant à cette histoire d’accès à l’au-delà en fonction du lieu de décès, cela le troublait énormément : retrouverait-il ses ancêtres en se pliant à cette règle ? Face à son mutisme et son regard sceptique, l’Ankou s’agita.
« Ecoute, c’est pas moi qui fais les règles ! Je ne suis même pas Breton moi-même ! »
La révélation surprit M. Nakamura qui dévisagea l’Ankou avec un peu de compassion.
« Quelles sont vos origines ? Demanda-t-il avec calme et douceur.
L’Ankou resta silencieux un moment avant de répondre avec tristesse et hésitation.
— L’Ankou n’est pas censé parler de lui aux morts… Mais puisque tu es mon successeur, je pense que je peux te répondre ? Vivant, mon nom était Bilal, j’étais musulman et je vivais avec ma famille à Paris. Avec ma classe, on avait participé à un concours en début d’année : on avait gagné et en récompense mon lycée avait organisé des vacances d’hiver ici, en Bretagne… Pfff… Ces radins… Bref, le chauffeur a perdu le contrôle du car, il y a eu un gros accident. Après deux jours de coma, mon cœur a lâché et je me suis retrouvé dans ta situation. J’avais 17 ans. »
M. Nakamura était soudainement gêné. Se montrer si apeuré et effronté, alors que ce garçon avait fait face à ce devoir, qui plus est, si jeune... Pourtant, il n’arrivait pas à se résoudre à accepter cette mission.
« Le job n’est pas compliqué : tu dois collecter les morts de Quimper et parfois aux alentours lorsque cela arrive dans une ville sans chapelle active… avec un prêtre quoi ! » rajouta-t-il face au regard interrogateur de son successeur. « Lorsqu’une personne claque, son esprit reste rattaché au corps pendant 24h, c’est pourquoi tu ne dois pas traîner. Au-delà de ce délai, l’âme se met à errer, elle se perd et à moins de la retrouver rapidement, la tristesse, la colère, la jalousie des vivants vont la ronger et vont la transformer en mauvais esprit, l’âme ne connaîtra jamais ni l’enfer ni le repos éternel. Elle deviendra un mauvais esprit qui hante les vivants. Mon job, le tien dès ce jour, est de les collecter en les fauchant. Une fois fauchée, l’âme se matérialise sur le chariot derrière. »
L’Ankou pointa l’attelage attaché au cheval, M. Nakamura ne l’avait pas remarqué jusque-là, trop impressionné par l’Ankou et la monture.
« Comment je sais où…
— Où tu dois te rendre ? » M. Nakamura hocha la tête, serrant les dents face à l’impolitesse de l’Ankou. « Les pleureuses. Tu entendras les pleureuses. Elles portent différents noms selon le pays : banshee, lavandière de nuit, dame blanche ou encore kannerezed noz ici en Bretagne. Mais elles répondent à la même description et ont le même rôle : ce sont des femmes habillées en blanc qui pleurent les morts. Je ne l’ai jamais entendu, mais il paraît que si tu entends une pleureuse hurler, un meurtre vient d’être commis.
Bien qu’il soit mort et réduit à l’état d’esprit, M. Nakamura crut sentir un frisson le traverser. Ses oreilles guettant malgré lui les pleurs ou les hurlements d’une femme. Indifférent au trouble de son auditoire, l’Ankou poursuivit ses explications.
« Elles sont plutôt discrètes, je n’en ai aperçu qu’une ou deux pendant cette année. Bref. Une journée de travail commence à minuit et se termine à 23h59. Tu dois te rendre d’un esprit à un autre en marchant et en guidant Sucre d’orge.
— Sucre d’orge ?
— Ouais, c’est comme ça que j’ai nommé ce qui m’a servi de canasson. La Mort t’en donnera un autre ce soir. La plupart du temps, les esprits se trouvent ici, à l’hôpital public, mais si tu es amené à te rendre dans une maison de retraite ou sur les lieux d’un accident, etc. monte sur la monture, tu passeras par les passages brumeux et sera rapidement sur place…
— Attendez, attendez ! Je vais voir la Mort ce soir ? Que sont les passages brumeux ?
— Tu verras toi-même en temps voulu, laisse-moi finir ! Lorsque tu as collecté tous les morts de ta journée, monte sur l’attelage, le cheval t’amènera directement place Saint-Corentin. Devant les grandes portes de la Cathédrale se tiendra la Mort. Elle prendra le relais avec les esprits, tu verras… Et tu recommences le jour d’après. Et celui d’après. Pendant un an. »
M. Nakamura baissa la tête, épuisé d’avance par la tâche qui s’annonçait être la sienne, s’efforçant de ne pas fondre en larmes. Pourquoi lui ?
« Oh ! Une dernière chose. » M. Nakamura releva mollement son regard vers son interlocuteur. « Tu ne vas pas aimer, mais il vaut mieux que je te le dise plutôt que tu ne le découvres par toi-même. Toi, moi, les esprits en général, nous ne sommes pas sur le même plan que les vivants : nous sommes dans les limbes et le temps passe plus lentement dans les limbes.
* Sonna koto wa arienai : ce n'est pas possible (japonais)
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