Chapitre 7
Au plus près de Sucre d’Orge se trouvaient Rose et Bilal, face à face. Du même côté que Bilal, à l’extrémité de la charrette se trouvait le jeune homme au vocabulaire fleuri et à présent, au côté de Rose se tenait la vieille femme acariâtre.
— Et voilà le retour de super connard, le plus grand fils de pute de tous les temps !
L’Ankou ignora la nouvelle composition florale de son passager et reprit sa marche.
Les minutes s’allongèrent, l’Ankou avait du mal à déterminer le chemin le plus rapide pour rejoindre la prochaine âme, mais il n’en montrait rien. De toute façon, il avait le temps. Derrière lui, un semblant de conversation avait repris entre Rose et madame Acariâtre qui se révéla être madame Piteau Jacqueline. Cette dernière ne cessait de se plaindre et de critiquer tout ce qui était porté à son regard, le tout agrémenté de remarques racistes.
— Quand j’étais jeune, il y avait une charmante boulangerie ici et regardez ce qu’ils en ont fait ! Un kebab ! Je vous le dis, Rose ; il était temps que nous quittions ce monde, tout part en vrille…
Rose semblait mal à l’aise, quant à Bilal, il dévisageait la nouvelle arrivée avec un regard sombre. Jacqueline reprit la parole, sans prendre la peine de parler moins fort.
— C’est comme lui, là ! L’Ankou ! Une entité éminente ! Une légende purement bretonne ! Incarnée par quoi ? Un asiatique ? Vous vous rendez compte ? Et il nous oblige à le suivre ? Est-ce qu’il sait ce qu’il fait, au moins ?
— Hey Jaquie ! interpella Bilal. Ça aurait pu être pire, l’Ankou aurait pu être un sale rebeu comme moi !
L’Ankou eut un triste sourire en entendant les propos de son prédécesseur. Jacqueline ne répondit pas, probablement outrée par l’impudence du jeune homme.
— De toute façon tu vas faire quoi ? Hein ? Le temps joyeux des colonies est fini, fais avec !
Le flot d’insultes cessa soudainement.
— Et biiiiiim ! Prends ça dans le dentier vieille morue ! Ahah !
L’Ankou risqua un regard en arrière. Jamais il n’avait vu une femme avec les yeux aussi exorbités. Les deux jeunes hommes échangèrent un check, poing contre poing. Bilal arborait un odieux sourire goguenard. L’Ankou se retourna pour cacher son propre sourire.
Jacqueline s’apprêtait à reprendre la parole avec véhémence, Rose lui coupa doucement la parole en évoquant les anciens marchés aux bestiaux où s’étaient rencontrés ses parents. La diversion fonctionna un moment, puis un silence pesant tomba alors qu’ils arrivaient aux abords de la ville.
— T’es paumé la pourriture bridée ? Une portion de riz avec du chien t’aiderait peut-être à retrouver la mémoire ? Finalement, j’crois que je suis d’accord avec mamie facho ! On peut pas se fier à c’vieux naze pour nous conduire à… à on sait même pas quoi en plus ! Hé ! J’te cause trou du c’ ! T…
— Oh, la ferme ! T’es relou, mec… le coupa sèchement Bilal.
— Toi, fermes ta putain d’gueule ! J’t’ai pas sonné !
L’Ankou serra les dents, subissant injures et affrontements verbaux derrière lui, ces derniers durèrent un moment, l’accompagnant jusque sur la route nationale. Presque une heure s’était écoulée (ou du moins ce qui lui semblait être une heure) et les pleurs semblaient toujours aussi lointains… Vivant, il avait toujours méprisé la technologie, mais à cet instant, il aurait été ravi d’avoir un gps à portée de main !
En d’autres circonstances, l’endroit aurait pu être beau : une longue route tapissée de neige immaculée sous le manteau de la nuit, éclairée par un léger croissant de lune et une myriade d’étoiles. L’Ankou soupira. Oui, cette vision était belle ; belle et terrible car nul autre que les morts ne pouvaient la contempler.
Après une autre heure de marche, l’homme en noir finit par apercevoir des traces dans la neige, les traces d’une voiture ayant perdu le contrôle. Son cœur, encore sous le joug de ses habitudes de vivant, se mit à battre plus fort. Il s’arrêta à quelque pas de là où la barrière s’était déchirée à l’impact. Il s’apprêtait à descendre sur le bas-côté de la route, quand le jeune fleuriste reprit ses compositions.
— Allez, vas-y super connard ! Va donc piéger une autre pauv’ victime !
Las de cette ambiance pesante, de ces insultes et angoissé par les terribles lamentations des pleureuses, l’Ankou sentit sa patience s’effriter.
— DAMARE !*
Il se retourna brusquement et frappa brutalement le manche de sa faux contre le sol.
— Silence, jeune sot ! Tu n’as pas eu de respect envers la Vie et tu n’en as pas envers la Mort ! Mais sache que la vie est précieuse, aie la décence de respecter la douleur de ceux qui l’ont perdue !
Les passagers de la charrette le dévisagèrent avec stupéfaction et crainte. L’Ankou songea qu’il avait peut-être réussi à se faire entendre, aussi leur tourna-t-il le dos et franchit les vestiges de la barrière. Il entendit néanmoins son jeune passager lui murmurer d’aller se faire foutre, il ignora l’humble suggestion et s’avança prudemment.
La voiture avait fait au moins un ou deux tonneaux avant de finir sa course sur le toit. La carrosserie était dans un état déplorable, mais ce qui frappa le plus l’Ankou, fut la présence d’une pleureuse qui lui tournait le dos.
De longs cheveux sombres glissaient entre ses omoplates, dans un contraste frappant avec sa robe blanche. Le bas de celle-ci était usé, taché, déchiré par le temps. Il ne pouvait voir ses pieds enfouis dans la poudreuse, mais ses mollets gris pâle étaient couverts de boue et de poussière. Ses sanglots étaient d’une tristesse poignante. Elle tenait quelque chose dans ses bras.
Une panique froide saisit l’Ankou qui se jeta à genoux devant la voiture, à la recherche d’un corps adulte pour contredire ses craintes. Sous le choc de l’impact, les airbags s’étaient déclenchés. Personne derrière le volant. Personne à l’arrière. Quant au côté passager, il distingua vaguement un siège bébé, écrasé sous un airbag qui peinait à se dégonfler. Ses yeux s’humidifièrent malgré lui. Non, il n’était pas prêt pour ça…
Il resta ainsi un moment à fixer le siège bébé, incapable de faire face au devoir qui l’attendait. Une larme sèche s’échappa de ses yeux et se perdit dans le parchemin de son visage. Dekinai… Dekinai…* Lorsque le poids du regard posé sur lui devint trop lourd, l’Ankou ferma lentement les yeux sur cette vision terrible et se redressa. Il se tourna et découvrit une femme sans âge, le visage brillant de tristesse sous le clair de lune. Avec peine, il se résolut à découvrir ses bras et l’enfant qui s’y trouvait. Un nouveau-né. Sa gorge se serra. La dame en blanc lui tendit sans mot dire. L’Ankou coinça son horrible instrument dans sa ceinture, dans son dos, il fut soulagé de ne pas le sentir glisser ni tomber. Enfin, dans un geste qu’aucun parent ne peut oublier, il prit l’enfant aux creux ses bras. La femme en blanc disparu aussitôt et avec elle, ses sanglots.
*Damare ! : ici "ça suffit" / "Silence"
* dekinai : Je ne peux pas
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