Chapitre 9

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* Une fois n'est pas coutume, j'ai revu un peu mon idée d'un chapitre = un fauchage... en tout cas pour cette journée de collecte. Comme d'habitude, n'hésitez pas à annoter et commenter ! Je suis toujours curieuse d'avoir vos retour ^^ ! *

***

À présent que les lamentations oppressantes des pleureuses s’étaient tues, l’Ankou avançait doucement ; il n’y avait plus d’urgence. Les seuls sanglots qui lui parvenaient étaient étouffés, dissimulés à coup de reniflement dédaigneux pour se donner de la contenance. Pourtant l’Ankou n’était pas dupe, il en était certainement de même pour les autres passagers. Voir la petite Célia avait déclenché quelque chose chez Antony.

Jacqueline et Rose essayèrent chacune de dialoguer avec le jeune homme, de l’aider à s’ouvrir et à se libérer de ce poids qui le pesait. En vain. Il avait perdu son agressivité et mis de côté son vocabulaire édulcoré, mais il n’en restait pas moins en retrait.

L’Ankou jeta un regard en arrière et vit Bilal, assis en biais, les bras croisés sur le rebord de la charrette, la tête posée, le regard perdu vers l’horizon. Il avait échangé avec Rose avec une telle aisance et un tel naturel ; il était étonné de ne pas le voir essayer lui aussi d’interagir avec Antony, d’autant qu’ils avaient sensiblement le même âge. Se sentant observé, le jeune homme tourna légèrement le visage vers l’Ankou. Ce regard n’était pas celui d’un adolescent. Il n’était pas même celui d’un humain. À cet instant, son regard était sans âge, sans émotion. Le regard même de la Mort.

L’Ankou se détourna, incapable de le supporter. Qu’avait-il vu pendant une année ? Quelles épreuves avait-il endurées ? Comment le jeune homme qu’il avait été avait pu s’effacer et disparaître à ce point ? L’Ankou sentit un frisson le parcourir, il ne voulait pas disparaître, il ne voulait pas oublier l’homme qu’il avait été, il ne voulait pas que son âme ne s’assèche et se dissipe, il refusait de devenir l’ombre de lui-même, l’ombre de la Mort.

Dans sa réflexion, l’homme en noir s’était arrêté, troublé par le devenir qui l’attendait. Sucre d’Orge donna un coup de museau dans son épaule en soufflant légèrement, le sortant de sa torpeur. L’Ankou leva alors son regard sur la route blanche infinie qui s’étendait face à lui. Quoi qu’il ait fait au cours de sa vie, le fil rouge du destin l’avait mené à Bilal et à cette étrange destinée. Il prit une profonde inspiration et expira lentement ; quoi que les dieux aient planifié pour lui, son âme y survivrait, il se le jura. À la fin, leurs destins étant liés, il retrouverait Inoue et nul doute qu’il recouvrirait son intégrité. Pour cela, il devait accepter sa mission et l’accomplir avec justesse. Il devait trouver une forme d’harmonie entre qui il était profondément et le rôle qui lui était échu.

Convaincu d’avoir retrouvé une forme de foi en lui et sa destinée, l’Ankou reprit sa longue marche.

Le retour sur Quimper fut long et macabrement silencieux ; aucune conversation, aucun échange, seuls les grincements de la charrette résonnaient à leurs oreilles. L’Ankou ne regrettait pas le flot continu d’insultes d’Antony, mais il appréhendait sa réaction une fois arrivés dans cette ruelle. Pourquoi cette demande ? Souhaitait-il faire correctement ses adieux à son corps ? Avait-il besoin de se confronter à sa dépouille pour pouvoir entamer décemment son deuil ? L’Ankou doutait sérieusement que ces théories soient avérées. Il risqua un regard en arrière ; Rose et Jacqueline portaient la même expression, le même malaise sur leur visage. Antony, lui, se rongeait les ongles entre deux gestes saccadés pour effacer ses larmes. L’Ankou se détourna de la charrette et fit vaguement rouler ses épaules pour les décrisper, en vain.

Lentement, ils remontèrent le quai du Steir. Bien conscient d’avoir déjà accepté cette requête, l’Ankou avait pourtant envie de faire demi-tour, rien de positif ne les attendait là-bas, il en était certain. Enfin, ils arrivèrent au niveau de la rue Amirale de la Grandière. La poitrine serrée d’appréhension, le Faucheur s’arrêta un instant, comme pour laisser une chance à son passager de s’exprimer, de lui demander de rebrousser chemin. Il n’en fut rien. Aussi s’avancèrent-ils dans la ruelle, jusqu’au niveau où il avait trouvé Antony.

Rose resta droite, le dos tourné du lieu du drame, le visage crispé de tristesse. Jacqueline céda un instant à la curiosité et se retourna brièvement pour voir où s’était achevée la vie du jeune homme. Ses yeux s’exorbitèrent et elle se détourna aussitôt du sombre recoin, les lèvres tremblantes. L’Ankou la vit s’emparer discrètement de la main de Rose qui la lui serra sans échanger un regard.

— Il est où ? demanda hâtivement Antony en se précipitant sur le bord opposé de la charrette, scrutant la rue déserte. Putain, mais il est où ?!

L’Ankou s’efforça de ne rien laisser paraître, mais la détresse dans la voix du jeune homme le bouleversait.

— Putain, t’en a fait quoi ? interrogea vivement le jeune homme en regardant l’Ankou, la panique faisait tressauter sa voix. Comment je fais maintenant ? Oh ! Je te cause, mec !

L’homme en noir expira doucement et se tourna vers l’intéressé. La dépouille mortelle avait disparu, rien ne témoignait même qu’il y avait eu un corps à cet endroit, du moins dans les limbes. Même s’il n’avait pas toutes les réponses, l’Ankou jeta un regard sur son outil avant de faire face au jeune homme.

— Je n’ai pas toutes les réponses, mais je peux essayer de t’en apporter quelques-unes.

— Où est mon putain de cadavre ?!

— Ton corps gît dans le monde des vivants, t…

— Ouais ! Ça je m’en doute, mec ! Mais là ! Là ! LÀ BORDEL ! s’énerva-t-il en désignant le recoin le plus sombre où il s’était confronté plus tôt à son image. Là, y avait mon putain de cadavre tout à l’heure ! Il est passé où ?

N’attendant pas une réponse que l’Ankou lui-même n’était pas sûr de pouvoir donner, le jeune homme fit mine de vouloir enjamber la charrette pour descendre, mais son geste se figea et l’horreur se lut sur son visage.

— Pourquoi je peux pas descendre ?

L’Agent de la Mort n’en avait pas la moindre idée.

— Parce que cela n’est pas nécessaire pour l’instant, hasarda-t-il d’un ton qu'il espérait convaincant.

— Pas nécessaire ? répéta Antony, victime d’un fou rire hystérique.

Il se précipita à l’avant de la charrette, bousculant sans ménagement les autres passagers. La petite Célia qui avait commencé à s’agiter avec les cris se mit à pleurer pour de bon, Rose s’efforça de la calmer, tandis que Jacqueline dévisageait le jeune homme avec sévérité. Quant à Bilal… Il observait la scène avec lassitude.

— Écoute, sois sympa, ok ? Les OD* sont pas forcément mortelles, ok ? Y a un pote qui devrait pas tarder à arriver, il va me trouver et il va appeler les secours ! Ok ? Tu piges ? Je peux encore m’en remettre ! Mais faut que je puisse…

Il sembla chercher ses mots tout en palpant sa cage thoracique.

— Ch’ais pas comment ça marche ton truc, mais faut que je puisse réintégrer mon corps quoi !

Antony fixait l’Ankou avec intensité, cherchant clairement à ce que ce dernier approuve, admette qu’il avait raison. Les mots manquaient à celui qui était jadis un homme de lettres. Face à son mutisme, le jeune homme éclata en sanglot tout en hurlant de colère.

— JE NE SUIS PAS MORT PUTAIN ! JE NE PEUX PAS ! Ma mère… putain, tu peux pas comprendre…

Dans un flot incohérent de larmes et de cris, il évoqua sa mère, son petit frère et cracha le nom de son père avec véhémence. Ce n’était pas sa propre vie qu’il regrettait, mais ceux qu’il avait laissés derrière lui. L’Ankou l’observa la gorge serrée, impuissant, incapable. Lorsque finalement Antony tomba à genoux, le corps secoué par le chagrin, Rose confia le bébé à sa voisine et attrapa doucement le bras du jeune homme. Ce dernier la repoussa mollement, elle répéta son geste avec plus de conviction et le prit dans ses bras. Il enfouit alors son visage dans le cou de la vieille femme, tandis qu’elle caressait doucement son dos, des larmes de compassion sillonnant son propre visage.




*overdoses

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