Chapitre 6
La porte du bureau coulisse pour dévoiler le visage fermé du soldat en tenue civile. Il n'avait pas pris le temps de se changer, déjà le trajet jusqu'au vaisseau militaire en panne avait-il nécessité son lot de suites et de sphéros. Barad attend l'ordre d'entrer et se rend au centre de la pièce, piquée du bureau du Commandant Telatoani, dit Banshee.
L'officier supérieur lui offre son éternel regard sombre, surligné de reproches qu'importe les circonstances. De mépris, aussi, à quelques nuances du vert foncé de ses iris. Une expression à laquelle rétorque le convoqué par la plus indifférente expression, habitué à résorber l'indisposition qu'on les deux hommes à se supporter.
« Asseyez-vous, Murphy.»
Barad prend le siège mis à sa disposition et en profite pour jeter un bref coup d'œil à l'inconnu en costume qui s'était lui aussi installé, sur le côté pelure de la table en forme de tranche de pomme. À en juger par son allure, un bureaucrate, ou un jeune externe venu se mêler un temps aux affaires de l'armée. Il n'était pas rare de croiser des hommes-costume, ils étaient la sciure que tout travail générait. Rendre des comptes, encore et toujours. Sa présence précise à Barad que Telatoani a passé un mauvais cycle, pour se contraindre à le convier dans son bureau plutôt que de se contenter, dans le pire des cas, d'une visioconférence. Le Sous-lieutenant pense une seconde à sa chambre d'hôtel qui lui manque un peu, tout comme la fatigue revient fourbement lui alourdir le pénible de l'entretien. Au moins, il n'a pas à faire bonne figure ici. Son visage reste aussi fermé qu'un adulte face à une mauvaise comédie pour enfants.
« Murphy, je vous présente Monsieur Tuttle-Haya, représentant juridique de la 459ème division, ainsi que de la 408ème. » Barad salue du chef l'avocat tentant de paraître plus rodé qu'un frut à chair ferme, tout juste tombé du verger de l'académie. « Monsieur Tuttle-Haya et moi discutions de la procédure à suivre concernant l'incident du vaisseau de contrebande. L'altercation...» Telatoani cherche en vain un quelconque signe d'acquiescement du Sous-lieutenant, ce qui lui fait s'arrêter pour reprendre d'un ton un peu plus fort, et plus rapide. « ...puisque vous étiez bien placé pour en témoigner, a eu un impact très négatif sur la collaboration entre les forces stellaires et cloviennes. Nous avons obtenu des cloviens un soutien total concernant les charges retenues contre les leurs. Ces trois jeunes forcenés. »
Comme à son habitude, le Commandant récupère sa lippe inférieure et naturellement pendante pour l'humecter, comme s'il fallait se savonner la bouche après emploi d'un mot trivial. Il replace même ses petites lunettes octogonales sur son nez court et légèrement bombé, du même argenté que ses cheveux courts et sans style particulier.
« Personne n'ignore à qui les torts reviennent, majoritairement. La défense du soldat appartenant à votre unité ne posera aucune difficulté. Il est l'agressé et n'a blessé personne. Toutefois, nous avons un problème plus conséquent. » Il s'humecte à nouveau la lèvre proéminente. « Un de mes hommes, le Caporal Estevan, a commis une faute. Vous voyez sûrement à quoi je fais allusion.
— Port d'arme illégal, témoigne froidement Barad.
— C'est bien ça. Je ne veux pas débattre de la jugeote de mon Caporal. Que son pistolet ait ou non servi à résoudre une prise d'otages de la meilleure façon qui soit, la possession d'une arme neutralisante par un Sous-officier est un acte bien dommageable. Vous connaissez les tribunaux, Murphy, vous avez fait votre cursus à une époque. C'était quoi, un ou deux ans ?
— Deux ans.
— Deux ans, c'est ça. Vous connaissez la méthode alors. L'autre parti va vouloir jouer la carte de l'ordre, chercher à punir notre justicier en herbe en l'incriminant, en cherchant à en faire un cinglé bardé de grenades qui se justifie du fait que, une fois sur un million, être armé est effectivement un avantage. Ce n'est qu'un Caporal, il sera rétrogradé et son dossier sera souillé tandis qu'il aura agi en héros. Qu'est-ce que vous en dites, Murphy ? N'était-il pas héroïque ? Ce soldat a dû improviser face à un danger soudain.
— Le Caporal Estevan a fait ce qu'il pensait le plus adéquat pour limiter les risques de débordement. Je n'ai pas à juger ses décisions, ce qui est fait est fait.
— Mais ses décisions ont sauvé, très probablement, la vie d'un homme, insiste le Commandant tout en cachant au mieux son irritabilité grandissante. Un des vôtres, qui plus est.
— Qu'il s'agisse de la vie d'un de mes hommes ou non ne change rien. Je n'ai pas à présumer de ce qu'il serait arrivé s'il n'était pas intervenu, ni s'il n'avait pas employé une arme qu'il ne devait posséder. Pas plus que de ce qu'il serait arrivé s'il avait loupé son tir, ou s'il avait été du côté des cloviens. Je refuse de discuter de cet incident ici, avec vous, Commandant Telatoani. Vous n'avez aucune autorité pour m'y contraindre et, si votre interrogatoire devait se poursuivre, j'exigerais immédiatement que soit porté au Commandant Hadoc, de la 408ème division C. Venatici, ce que vous êtes en train de faire. »
Les deux lèvres du supérieur s'ajustent en une moue pincée. Sa mâchoire disproportionnée, quoiqu'arrondie par quelques zones tendres, se crispe simultanément. Il fulmine. Murphy n'en tire aucune satisfaction. Lui aussi est énervé, par les manières faussement amitieuses de son ancien chef, comme par le fait qu'il a l'impression d'être un pion sur un échiquier à qui on promet une route droite et sans dangers. Banshee est, toute proportion gardée, son ennemi. Rien de ce qu'il fera ne sera bénéfique au Sous-lieutenant. Au mieux, leurs intérêts se voient communs, mais alors l'exposé lui aurait déjà livré les parfums qui ouvrent l'appétit.
Un instant, le volcan faillit exploser. Mais le Commandant avait trouvé le moyen de se contenir, pour à présent même oser un sourire narquois à celui qui lui tient tête. Son visage de statue d'île de Pâques pivote lentement vers le jeune fonctionnaire, qui se remet les mèches du front sur le côté en hâte, non-préparé qu'il était à comprendre qu'était venu le temps de sa réplique.
« Oui, aménage-t-il. Ce que le Commandant voudrait n'a rien de très officiel, à dire vrai. Il s'agirait de rendre au Caporal Estevan un service grandement apprécié et sans incidence sur le reste. Nous vous demandons juste, afin de protéger sa carrière, de bien vouloir signer un document affirmant qu'il était armé sur votre ordre. Voilà, bredouille-t-il en tendant le document au Sous-lieutenant qui le parcourt tout en l'écoutant. En résumé, vous avez perçu la menace et avez compris qu'elle concernait l'un des vôtres, sinon vous-même. Vous avez donc profité de la visite du Caporal Estevan pour l'armer discrètement et lui demander d'assurer vos arrières. Lorsqu'il l'a jugé approprié, ou à votre signal convenu, selon votre préférence, le Caporal Estevan a usé de son droit de soutien en neutralisant proprement deux des trois agresseurs. L'opération, votre opération, donc, se couronna alors d'un succès total. Tout est là, Sous-lieutenant Murphy, vous voyez ? »
Il voit. De fait, le document est propre et sans bavure, en plus d'être une digne engeance de la vérité et de l'arrangement officieux. Barad cherche la faille, sans en trouver. Il lève les yeux vers le Commandant qui s'était permis entre-temps une nouvelle sérénité. Sans doute la voix du médiateur des affaires internes devait-elle l'apaiser. S'il ne s'agit que de Estevan, Barad est prêt à signer, malgré la réticence au mensonge. Les soldats se couvrent, c'est ainsi. Tant que ni la méthode, ni l'issue n'entachent l'honneur, la vérité peut se parer de quelque souplesse. Seulement, ce document n'est qu'un leurre, la main visible de l'escamoteur. Le fait que Telatoani se confronte à lui au lieu de directement laisser parler l'avocat, c'est une vieille ruse. On expose une chose désagréable pour sembler sincère, puis on fait mine de se résoudre au plan B comme si le A était un échec. Or le B a toujours été le A. Mais le subterfuge aura endormi la vigilance de la cible, qui se pensera ascendante à la situation. C'est comme ceux qui veulent convaincre en commençant par admettre une part de torts. Ne jamais rien croire avant le mais. Ici, l'emploi de Tuttle-Haya, peut-être d'autant plus efficace qu'il croirait réellement apporter la pièce principal du spectacle, est rusé, très rusé. Mais bien qu'il ignore encore où est le piège, Barad ne connaît que trop bien le magicien. Quelque chose dont il doit se méfier se trame et lui incombe d'en découvrir au plus vite la nature. Ou faire croire qu'il l'a découverte.
« C'est un document en bonne et due forme. Avant de signer, j'aimerais vous poser une question, Commandant Telatoani.
— Je vous écoute, se soulage déjà l'illusionniste.
— Estevan n'est qu'un Caporal, comme vous en posséder tout un lot. Tous sont renouvelables. Pourquoi risquer de le couvrir au risque, si confiné soit-il, de vous mettre dans une fâcheuse position ?
— Fâcheuse position ? Répète la figure de Pâques. Je serais bien curieux de savoir en quoi ce petit papier me vaudrait des complications.
— Aucune, tant que je le signe. Mais si je préférais dès à présent quitter ce bureau, ou révéler votre subterfuge, vous seriez dans l'embarras.
— Pffuh ! peste et postillonne Banshee, vous passeriez pour un petit soldat farouche, juste pour que je doive dix secondes d'excuses et de c'était juste une idée comme ça, à votre Commandant. Que se passerait-il, d'après vous ? Rien, juste rien du tout. Mais vous, vous vous seriez donné de la peine pour ne pas aider un confrère et charger à la moindre occasion un supérieur, supérieur auquel jadis tu appartenais. Tout militaire moins familier à ton caractère y verrait là une rancœur personnelle de ta part, Murphy. Seul moi te comprendrais. Mais moi, qui me croirait ?
— Très bien, admet de façon indolente Barad, vous m'avez convaincu.
— Je me doutais qu'on pouvait au moins s'entendre sur quelque chose. Faudra qu'on s'en fasse plus souvent, des petits rendez-vous de vieux amis, Ogmios. Signe ce papier et on pourra même trinquer. J'ai une liqueur glacée à tomber.
— Je n'avais pas terminé. Vous m'avez convaincu que le Caporal a pour vous une très grande valeur, pour déployer vos plumes de paon en espérant que la peur de ma carrière me fasse oublier que vous n'avez en rien répondu à ma question. »
S'il avait commencé à fanfaronner, Telatoani efface son rictus pour le troquer contre deux choses : l'animosité envers le Sous-lieutenant et l'oubli de la raison de cette animosité. Et tandis qu'il inspire bruyamment pour se calmer, le moustachu note que l'avocat reste en dehors du cyclone.
« Qu'importe, soupire Murphy. Qu'importe la valeur que vous accordez au Caporal et pourquoi vous le couvez. Ce sont vos raisons et je me garde de les juger. Mais puisque vous me demandez, non pas un simple, mais un énorme service, vous allez devoir y mettre le prix, Commandant.
— Le prix...répète-t-il, sans trop savoir sur quel pied danser. Et de quel genre de prix parle-t-on, Murphy ?
— Il est assez honnête, en vérité. Puisque vous me demandez de vous fournir la garantie d'immunité envers votre soldat, je vous demande la pareille envers le mien. Votre Caporal contre mon Seconde Classe. Notez que je porte, moi aussi, beaucoup d'importance à notre amitié. » Le Commandant grimace instinctivement de dégoût à la plaisanterie sans sourire de Barad. Ce dernier poursuit, d'un air faussement désinvolte : « Comment obtenir l'immunité pour le Seconde Classe Kyle Ceylan, devez-vous déjà être en train de cogiter ?
L'avocat clovien voudra justifier son salaire pour cette affaire, fusse-t-elle jouée d'avance. À défaut de pouvoir blanchir ses clients, il voudra noicir le nôtre en jetant sur lui le discrédit. Avec ma signature, Estevan sera un incontestable soldat, mais Ceylan toujours un potentiel boucher. Je veux que cette tactique s'écroule. Vous allez donc trouver un témoin de chaque camp, stellaire et clovien, prêts à soutenir que les actes du Seconde Classe étaient justifiés et que le Brigadier Ross l'a calomnié. Des témoins propres, de bonnes cautions.
Fournissez le document signé de leurs mains et je signerai le vôtre.
— Et...laisse traîner Telatoani en s'appuyant de ses coudes sur son côté pépin de tranche de pomme, tu es sûr que ce ne sont que des calomnies, ces accusations ?
— Je m'en assurerai dès demain auprès du Seconde Classe. S'il m'avoue avoir véritablement commis un crime de guerre, je vous demanderai de lui éviter la prison et de garantir la prime de sa dernière mission. De vous à moi, je connais le talent au combat de Kyle. Il fait partie des rares soldats en qui j'ose confier mon dos. » Le Commandant opine sans s'impliquer dans la conviction du Sous-lieutenant. Les trois hommes marquent un bref moment de silence. Tuttle-Haya, en sursaut, s'exclame soudain :
« Mais, vous avez des caméras sur vous, non ? Tout doit déjà être enregistré concernant les actes de vos unités.
— Le bombardement électromagnétique a saturé le vaisseau clovien d'interférences avant l'assaut, contre avec lassitude Telatoani, aucun enregistrement n'a pu s'effectuer dans la zone de conflit.
— Oh, je vois. Mais alors, comment allez-vous obtenir vos preuves ?
— À l'ancienne, Monsieur l'avocat, se gonfle Banshee. Nous allons demander à chaque soldat de chaque unité toujours valide de faire un rapport détaillé de son petit périple. On recoupera les informations pour pondre la version officielle et, puisqu'on nous demande de veiller à l'intégrité morale de l'un des nôtres, nous insisterons sur tout ce qui concerne de près ou de loin le Seconde Classe Ceylan.
— Je vois. Très bien. »
Telatoani risque un sourire à Murphy qui le lui rend. Les deux militaires, opposés en bien des points, se réunissent au moins sur la façon qu'ont les externes à patauger sur les détails de leurs opérations. Tuttle-Haya, sous les regards interloqués des deux baroudeurs, cherche dans son sac un enregistreur qu'il place sur le bureau blanc émail du Commandant. Il chipote encore quelques minutes pour préparer ses affaires, à savoir de quoi noter, une connexion câblée au réseau local et un verre d'eau qu'il agrémente de vitamines orange vif.
« On peut savoir ce que vous faites ? reproche le Commandant
— Nous avons peu de temps pour préparer ce dossier et il me faut de la matière à travailler d'ici demain. J'aimerais au moins un rapport sur cette opération. Le vôtre, Sous-lieutenant. Il me servira de base pour les autres et, au moins, j'y verrai plus clair. Eh puis...vous savez...mieux vaut poser les questions stupides ici et maintenant que face aux brigadiers, non ?......Non ? »
Le manque d'assurance de l'avocat détend les soldats. Alors que Barad hoche positivement de la tête et rassemble les souvenirs de sa mission, Telatoani prend trois verres dans son armoire qu'il baigne d'un alcool jaune et glacé.
« Messieurs, accordons nos violons. Monsieur Tuttle-Haya, vous serez sympathique de ne mentionner ce breuvage nulle part. Nous avons tous consommé de l'eau sucrée durant cet entretien. Le bureau est verrouillé et nous avons boisson et musique pour agrémenter toutes les pauses de ce long et complet rapport. Murphy, vous commencez quand vous le voulez. »
Tuttle-Haya attend son signal. Barad vérifie sa posture sur son siège, ne doutant pas qu'il devra se lever avant la fin de l'exercice pour se dégourdir les jambes. Il trempe les lèvres dans la liqueur au goût de banane. Délicieux. Deux lentes expirations plus tard, il fait signe à l'avocat de commencer l'enregistrement.
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