Chapitre 2

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« Permission d'embarquer ? »


Le trinome d'uniformes couleur marine détourne la tête vers le seul humanoïde découpé de la marée noire et floue composant le fond du décor. Les rames de tables dépassant de la gueule sombre, comme des notes de piano, s'écrasent contre le mur du fond. Barad et Kyle sont au plus près d'un des lieux du crash. Chunk, lui, est un rang plus proche du bar, de la foule, du coeur brûlant. Avec le nouvel arrivant, ils complètent un carré parfait.

Debout, présenté fièrement - quoiqu'une bouteille pincée sous le col du goulot - un soldat inconnu. De taille moyenne. Il arbore le grade de Caporal à sa veste, qu'il a conservée sur ses épaules. Il sourit au groupe, de toute l'élasticité de ses lèvres. En plus d'éviter de dévoiler ses dents, la surprise, elle aussi aux couleurs bleues, attend avec la patience d'un gendre qui sait que son beau-père lui ouvrira la porte. Il observe avec une gaieté les trois compères: l'officier étriqué aux moustaches à sa diagonale, l'introverti intimidé aux cheveux bouclés à sa gauche et, en face, le géant débraillé à la voix de tonnerre. La seule au sein du groupe qui sort et se fait entendre sans être hurlée, sans peiner à fendre les autres sons pour s'imposer.


« Tout dépend l'ami, lance distinctement Kyle en prenant un air théâtral, quelle est ta destination ?

— 33, rue de l'ivresse. Je suis un bon compagnon de route, alors pas d'inquiétudes camarades. J'ai la biture de boire, joue l'étranger en présentant sa prise de paix.

—Ha ! Ha ! Ha ! s'exclaffe Kyle à en faire vibrer la table, je l'aime bien celle-là. Je la ressortirai. »


Le rieur tonitruant se repousse contre le mur de deux petits bonds du derrière, laissant assez de place au quatrième militaire pour s'installer à côté de lui ; face à Chunk qui lui décoche un sourire de politesse. Estevan se présente alors. Il s'appelle Estevan.


« Je m'appelle Estevan, de la 459ème. Et vous, vous êtes le Bon, la Brute et le Truand, dit il en désignant d'un coin de son tesson Chunk, puis Kyle et Barad.

— Moi, la brute ? Pourquoi une brute ? Je suis bon, moi » se défend faussement le Seconde Classe qui se plait à aplatir son large tronc, à peine vêtu d'un cinglet blanc, contre le métal de la Pression. Et il voit que cela lui fait le plus grand bien.

La transpiration imprégnée dans le tissu lui semble subitement glacée. La paroi du mur du fond diffuse sa fraîcheur quelques secondes à l'être au sang chaud. Kyle tourne la tête vers Murphy, en vue de l'informer de sa délectable découverte, avant de comprendre pourquoi ce dernier était collé au métal depuis le début de la soirée. La frustration lui traverse le front un court instant. Bien vite, il se rappelle qu'il avait entamé une conversation et veille à rendre toute son attention à Estevan.


Kyle Ceylan, dit "Bûcheron", n'a jamais coupé le moindre arbre. Mais sa peau, orangée en toute saison, offre au soldat l'allure d'un vénérable arbre camouflé sous ses feuilles d'automne. Un arbre à l'écorce lisse. Il n'est pas un athlète qui entretient sa masse musculaire tout en veillant à son indice de masse graisseuse. Le genre à ne jurer que par les oeufs et la viande sèche, encore qu'il en raffole. Il est probable qu'une bedaine apparaisse au fil des ans. En attendant, c'est un tronc bien planté sur des racines solides. Son feuillage auburn est taillé court au sommet, mais il arbore une barbe de cinq à sept centimètres, selon les endroits. Propre, mais hirsute à force de la triturer machinalement au grè des doigts. En ayant congédié sa veste et sa chemise de soldat, l'armoire à alcools sympathiserait plus facilement avec l'image des téteurs d'oubli de la Pression, plutôt qu'à l'assemblée exceptionnelle présente. Si la plupart des soldats viennent de milieux modestes, nombre d'entre eux le masque par un look soigné ou standard à l'armée. Tout chez Ceylan rappelle les manières approximatives, et un poil trop familières, des moins nantis. Une étiquette dont ils se défendent en parlant d'authenticité. Une prétendue authenticité qui fait de tous ceux qui ne le sont pas autant qu'eux des coincés, des pisse-froid, des gens avec un balai dans le cul, dans les plus soupesés des termes.


Sans surprise, Kyle était issu d'un milieu on ne peut plus roturier. Il s'était engagé à l'armée parce qu'il ne fallait pas la moindre qualification pour y postuler et qu'il était trop sensible pour participer aux actions des gangs de Goha, sa ville natale. Puissante charpente, et docile avec ça, il n'avait eu aucun mal à s'intégrer et prendre de la bouteille. Dans tous les sens du terme, malheureusement.


Les déboires du vétéran l'avaient placé sous un plafond de verre. Bien bas. Demeuré Seconde Classe, des états de service irréprochables lui auraient certainement garantis le grade de Sergent. Certes, le Bûcheron n'avait jamais eu l'ambition d'une carrière. La fonction lui avait permis, depuis, de voir du pays, de rencontrer de bons compagnons de beuverie et d'avoir un traitement suffisant pour ne pas être en cale sèche au moment de s'offrir les charmes des diverses stellaires des spatio ou astroports. Il avait rencontré Barad une saison auparavant, mais l'avait tout de suite adoré et idolâtré. SOn supérieur était un modèle qu'il ne suivrait jamais. Depuis lors, Kyle protège Murphy. Sur le terrain, comme en dehors. Même s'il n'en n'a pas besoin. Même s'il devrait s'aider lui-même, avant tout. Il lui rend service, en échange de ce qu'il puise naturellement chez son compagnon d'armes ; à savoir une probable figure paternelle de substitution pour un être déraciné.


Estevan, quant à lui, est un livre bien plus complexe à lire. Cheveux blonds, qui ont viré chataîn avec l'adolescence. Peau nette. Corpulence mince, mais sportive. Mouvements fluides et sans déchets. Sourire forcé qui a fini par devenir naturel. Oeil curieux, avide de tout et en analyse constante. C'est le genre d'homme qu'on n'aime pas voir s'asseoir à sa table de poker. Un joueur, avec la vie. Il le suppose d'un milieu aisé, peut-être fils de financiers ou de marchands prospères. Ou bien, un enfant de quartier pauvre, qui a juré une revanche sur les obstacles à son ascension sociale ? Barad a immédiatement senti qu'il pouvait se fier à Kyle. Sa façon d'être n'était pas un coffre à faiblesses, ni une surcompensation d'autre chose. Avec cet Estevan, au demeurant charmant, et assurément conscient de l'être, quelque chose le laisse sur la défensive. A moins que ce soit lui qui ait un problème ? Quand vous ne sentez pas une personne au premier contact, ne concluez pas forcément que le problème vient de lui. Barad réserve son jugement, ravi que Kyle soit assez enthousiasmé par sa venue pour entretenir la conversation avec lui. Au final, il est vrai qu'il lui est très utile. En plus d'être un ami.


« Une brute ? s'étonne Estevan à l'attention du chêne à débardeur, non l'abrupt, je disais que tu étais abrupt.

— Aaaah....» pense comprendre Kyle, qui ne comprendra le jeu de mots que plus tard.

« Mais je peux reprendre si tu veux. Donc le bon, dit-il en désignant Chunk, l'abrupt, pour Barad, et toi tu es le cinglé. Le cinglet, avec un E et un T. »

Cette fois, le cinglant clinquant le laisse au vestiaire, tandis que le silencieux Chunk pouffe un rire ténu et que Murphy esquisse un sourire, motivé par l'ensemble clownesque du duo improblable. Le temps que l'amusement retombe à un niveau à peine au-dessus de l'humeur moyenne de la soirée, le Caporal de la 459ème division avait allégé sa bouteille de deux longues gorgées et Barad préparé sa question, dont il connaissait déjà la réponse.


« Sous-lieutenant Barad Murphy, et voici les Caporal Chunk Arasan et Seconde Classe Kyle Ceylan, de la 408ème C. Venatici. Pourquoi dissimulez-vous une arme sous votre veste ? Vous étiez dans le peloton d'assaut final ?

— C'est exact. Mais nous n'allons pas parler boulot, si ?

— Pour briser la glace, soumet Murphy, il est souvent naturel d'entamer la conversation par des points communs. L'armée en est un tout trouvé, me semble-t-il.

— Je suis d'accord, soutient Estevan, mais de là à blablatter sur les batailles... Pas top, je trouve. On peut parler de l'armée pour ses autres aspects. Par exemple, est-ce que vous suivez les rencontres de rageball ? »


Il était évident que le rageball n'avait aucun rapport avec l'armée, mais le sujet a le mérite de faire parler les Caporaux entre eux. Un jargon étrange, fait de noms exotiques de joueurs, de passes de jeu visiblement dignes de dithyrambiques superlatifs, de règles patchées en termes abstraits, comme deux mots tirés au hasard d'un chapeau. Le lancer carré, la faute au rejet, la surface creuse. Tout un programme.


Barad se reprend une bouffée de chaleur, charriée par un soudain ennui. Il fixe la table des guetteurs. Aucun regard vers son camp, juste une position corporelle laissant deviner qu'ils pivotent souvent dans sa direction. Un seul coude appuyé sur la table, la draperie des vêtements légèrement torsadée, des verres qui ne se vident pas, malgré la soif éternelle du lieu. Que peuvent bien vouloir des brigadiers cloviens ? Ils ont collaboré avec les forces stellaires, une union couronnée de succès face à un ennemi commun. Alors pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils veulent ? Par acquis de conscience, Barad pose brèvement la main sur la gaine de son arme. Seuls les officiers ont acquis le droit de conserver les leurs, un privilège appréciable au sein d'une horde de militaires, à qui on offre quelques heures de haut débit dans ce genre d'endroit où l'eau coûte plus cher que l'alcool.


Son instinct lui suggère de se tourner vers Kyle. Le Sous-lieutenant l'écoute, pour découvrir, au visage grave de l'homme de bois, que son inconfort transparait. Le moustachu feint un sourire rassurant pour signaler à son ami qu'il est reconnecté avec la réalité, quand le dernier venu, sentant une anomalie abstraite dans l'attitude des deux compères silencieux, les raccorde à la discussion générale :

« Vous ne devriez pas être avec les gradés, Murphy ? J'ai cru observer que ça n'allait pas au-delà de Sergent ici, interroge Estevan, avec son petit sourire en malice.

— Sous-lieutenant Murphy, Caporal », corrige le Seconde Classe Kyle avec un aplomb conjugué à une stature de statue mal rabotée aux zones tendres. D'ordinaire, aucun soldat de son rang n'oserait reprendre un supérieur, fusse-t-il d'un autre régiment. Le Bûcheron n'est pas ordinaire. L'uniforme a beau figer les rangs, déterminer qui parle et qui écoute, il n'est pas facile de rabaisser un géant.

« Ah, mes excuses, rectifie Estevan entre moquerie et abnégation, c'est ce que je voulais dire. Il n'empêche, vous êtes là.

— L'absence de la moindre autorité officielle dans cette corvette à forbans oblige les moins gradés des hauts gradés à "superviser" les activités des soldats. L'ordre était soigneusement emballé dans du papier argenté pour simuler une proposition de volontariat. J'ai toujours eu du mal à lire entre les lignes, c'est naturellement - et bien naïvement - que je me suis porté volontaire.

— Moui...et vous ne regrettez pas, Sous-lieutenant Murphy ? répond Estevan en fixant un instant Kyle, entre le tu-vois-je-m'applique et va-te-faire-voir.

— Aucunement. Ma pire crainte, en arrivant dans ce vaisseau à l'hygiène presque aseptisée, était qu'on ne nous propose pas de cabine de sudation. Je suis le plus heureux des hommes, Caporal. »

L'explosion du rire de Seconde Classe couvre les autres. La tension semble emportée par le souffle d'allégresse. Un silence s'installe, sans dépôt de gêne. Quand un silence est accepté de tous, voire apprécié, sa saveur apaise le groupe. Le Caporal étranger finit sa bouteille qu'il plante sur la table, auprès des verres, eux aussi vides, des trois autres soldats. Sa tête s'incline par petites secousses, mimant un oui à une question que personne ne lui a posée. Avant qu'il ne reprenne la parole, il semble que le bar animé de voix et bruits divers diffuse, avec peine, des notes étouffées d'un instrument à cordes exotique. Par accalmie, il doit être agréable de l'écouter en sirotant un remontant en compagnie d'un des droïdes serveurs. Si les bars fabriqués en série, alignés les uns à côté des autres au centre de la pièce sont semblables, les droïdes portent tous des tenues différentes. Il y a le serveur en cambrioleur, celui en mécano, celui en costume à noeud-papillon, celui en bustier. Ce dernier a même des billets dessinés au feutre entre son absence de seins. Les clients ont tatoué la plupart des droïdes à leur manière, toujours dans un esprit bon enfant.

Le plus proche de la tablée du Sous-Lieutenant, c'est le modèle précolonial : un blaser gris foncé sur T-shirt blanc, des lunettes de soleil opaques vaguement carrées, un couvre chef avec casquette à inclinaison variable et une grosse chaîne en imitation argent autour du cou. Ils portaient tous des blazers à l'époque, y compris les animaux de compagnie. Et ce couvre-chef, il tournait en fonction du soleil. En ce temps-là, il n'y en avait qu'un pour les éclairer tous.

« Je vous ai vu combattre, mon Sous-lieutenant, déclare un Estevan soudainement prêt à parler du métier. Ce n'est pas de la flagornerie, parole de vice-champion de trimaran acrobatique. Vous êtes hyper doué. Il ne me semble pas vous avoir vu louper un de vos tirs, et pas dans votre pied. Vous m'avez grillé la priorité sur deux cibles. J'en suis encore chafouin. Deux cibles de suite ! Alors, Estevan, que je me suis-dit - vu que je m'appelle Estevan - va donc le saluer ce bonhomme. Va partager de la picole avec ce bon Saoûl-ieutenant.

— Je vois, répond bien plus sobrement l'intéressé, et c'est donc dans l'idée de m'offrir un verre que vous avez brisé votre timidité naturelle ? Je tourne au soft Caporal, j'espère que vous acceptez de trinquer avec les immondes sobres.

— Je vois, oui, pense-t-il tout haut, en inspectant le verre bon pour son tour de vaisselle. C'est fâcheux. Ou pas tant que ça au final, vu que je comptais plutôt vous demander de m'en payer, Sous-lieutenant. »


Le sourire marque les deux faciès pendant la seconde de néant. Les trois, si l'on compte celui de Chunk, qui opère par mimétisme. Kyle reste spectateur circonspect. Déterminer la part de séduction, de rivalité, de provocation ou d'humour, ce n'est pas dans ses compétences. Et Estevan fait partie de ces gens dont on ignore si le sourire est fait en lames de rasoir.

« Je ne peux pas faire ça Caporal, vous le savez.

— Vraiment ? Vous ne voulez pas, ou ne pouvez pas ?

— Je ne le peux pas.

— Parce que je suis Caporal, mon Sous-lieutenant ?

— Bien sûr que non, vous n'êtes pas en service, met en évidence Murphy.

— Intrigant, insiste l'assoiffé. Alors, vous n'offrez pas à boire aux infortunés soldats qui se sont fait voler leurs cibles ? cherche à apitoyer le Caporal. »

Estevan se tait pour mieux aligner ses dents dans son sourire. Si son ton avait commencé à se parfumer d'insidieux reproches, sa gestuelle caricaturale s'était mise à diluer une part de raillerie dans un semblant d'autodérision. C'était talentueux, Murphy devait l'admettre. Et pour saluer la rpestation, ou la neutraliser, il laisse le silence applaudir sans bruit ce spectacle qu'il n'aime pas, mais auquel il prend part.

A son tour, il sourit. Ses commissures se masquent à peine sous ses moustaches, mais ses froncés au coin des yeux se creusent. Murphy applique ce qu'il sait de la comédie. Il sait que les yeux traduisent bien plus l'amusement que la bouche, tout comme il prend la peine de se demander la couleur des yeux d'Estevan pour que son expression semble excessivement innocente et bienveillante. Le magnétisme. Lui aussi, il en connait les trucs. Mais contrairement à son correspondant, il ne cherche pas à charmer, ni piéger. Barad montre qu'il a compris le manège d'Estevan pour le désamorcer sans le dénoncer. Là où la parole du Caporal est un tigre tapis dans les hautes herbes, celle de Barad est un serpent sonnant le danger de vouloir l'attraper. Limpide dans l'intention, fallacieux dans l'action.

« Vous ne mentez peut-être pas quand vous les qualifiez de cibles vous appartenant. Il est bien possible que je les aie repérées après vous. Le résultat me satisfait, nargue Barad, pince-sans-rire.

— Oh ho, sursaute presque Estevan, mais on a un gradé un chouia vantard ! Ca me plait. J'accepte que vous m'offriez à boire.

— Mais ce n'est pas pour ça non plus que je ne peux pas vous offrir vos bières, coupe plus sèchement Barad, comme si la conversation devait en rester là à présent.

— Si c'est parce qu'il faut aller les chercher, je m'occupe de la livraison.

— Vous n'aurez pas à le faire, étant donné qu'il n'y aura pas de livraison. Pas plus que le dernier mot vous concernant, Caporal Estevan de la 459ème division C. Venatici. »


Cette fois, le regard de l'officier se fait plus dur, incisif. La plaisanterie tourne à un vinaigre dont même Kyle ne voudrait pas. Estevan assombrit son expression, intimement vexé par l'hermétisme à peine feint du Sous-lieutenant. Une agressivité sous-jacente naît entre les deux hommes ; tous la perçoivent. L'opposition aux semblants polis et courtois, installés dans une complicité qui n'existe que via l'idée d'écraser l'autre. Car ils se jaugent par le regard direct, après une joute faussement gentillette à laquelle les deux autres militaires ont cru un moment. Les deux rivaux de prétentions d'assurance cherchent à l'emporter sur une bataille qu'ils ont eux-mêmes montée de toute pièce. Une bataille inutile, si tant est que défendre son orgueil soit inutile. Estevan aime dominer, Barad n'aime pas ne pas dominer. Quelque part, ce duel leur plaît. Tous deux en tireront une expérience utile. A la satisfaction du soldat à bouteille, son frère d'armes a employé la carte de la hiérarchie pour asseoir sa domination. C'était le faux-pas à ne pas commettre, le voilà à sa merci. De son côté, Barad attend l'attaque suivante pour contrer. Si Estevan n'obéit pas à l'ordre tacite de s'écraser, il signera lui-même l'autorisation des deux camps d'utiliser leurs armes que les conventions réprouvent. Ce sera une guerre sans prisonnier, ni remord.


« Et pourquoi alors ? Précisez votre pensée » estoque sans fioritures le jeune loup. Son sourire s'est volatilisé, son regard intensifié. Il ne demande plus. Il exige.

« Vous le savez, Estevan.

— Non, je l'ignore. Mais ça sent le problème personnel. Il y a un truc qui me concerne dans ce refus. J'en mettrais votre main à couper.

— Vous chauffez.

— Il ferait froid, sans moi dans cette pièce.

— Alors partez.

— Pas sans ce que je suis venu chercher.

— Moi ?

— Mieux, votre tournée.

— Avec de telles ambitions, votre veston de Caporal doit vous sembler très ample.

— Je le remplirai plus facilement avec un verre de plus dans le ventre.

— Mangez-en un, je le rembourserai.

— Un verre vide n'est pas un verre, quoique vous puissiez en penser.

— C'est certainement parce que vous aimez les verres que vous buvez à la bouteille.

— On ne renverse rien quand on traverse une foule maladroite avec une bouteille. Mais pour le savoir, il faut se bouger jusqu'au bar. Lequel des deux a été chercher votre consommation ?

— Les inscriptions sont toujours ouvertes, vous pourrez égaliser en vous surmenant.

— Pourquoi vous ne pouvez pas m'offrir à boire ?

— Pourquoi me provoquez-vous, Caporal ?

— Je ne vous provoque pas. Je comptais même vous rendre une tournée après la vôtre. A la base, ma demande n'était qu'une audace.

— Je vous ai déjà dit que le problème n'était pas que je ne voulais pas vous offrir à boire, mais que je ne le pouvais pas.

— Alors, dites-moi ! s'impatiente le jeune soldat. Si je ne suis plus en service, comme vous dites, vous non plus. On ne va pas tourner autour du pot tout le temps. A un moment, si on a un problème, on le règle. Je ne joue plus là. Vous ne voulez pas boire avec moi, très bien, soit. Je ne suis pas ici pour vous indisposer. Mais j'aimerais savoir pourquoi, c'est tout. Vous me répondez, je vous laisse, point.

— Les uniformes de Sous-lieutenants ont les poches cousues. Je n'ai pas d'argent, Estevan. »


Le Caporal demeure un moment figé, avant qu'un nouveau sourire ne craquelle son visage. La fissure s'élargit pour offrir un air réellement enjoué au jeune jouteur. Derrière sa baradmoustache, l'officier lui rend la même expression, nuancée d'une pointe d'embarras. Après quelques secondes, Estevan allège son expression et acquiesce à nouveau.


« C'est une terrible histoire, mon Sous-lieutenant. J'en suis horrifié.

— Appelez-moi Barad. Navré de vous avoir mis hors de vous. Ou laissé penser que je refusais votre camaraderie. Mais le sujet s'avérait fort sensible. Comment avouer, Caporal ? Comment ?

— N'en dites pas plus, Barad, surjoue le Caporal dramaturge, il faut vous reposer à présent. Tenter d'oublier tout ça. Je vais nous commander à boire, ne bougez pas. Economisez vos forces. Chunk, prends soin de Barad je te prie. Il a suffisamment souffert.

— Merci, peine à articuler Barad, soudain accablé par le poids des poches vides.»


Aussitôt dit, aussitôt fait, le Caporal à l'uniforme conforme s'éjecte de son tabouret pour voguer vaillamment vers la brume sombre et humide, où le vent charrie odeurs, chaleur et cris d'un peuple des boit-sans-soifs.


Chunk, sorti de sa chrysalide de silence, interroge son supérieur, tout en observant le sujet de sa curiosité se faire engloutir au loin.


« Mon Sous-lieutenant ?...Barad, je veux dire...Pourquoi tu as fait ça ? Il a été correct, non ?
— Parce qu'il a menti. J'ai raté un tir sur deux pendant l'assaut et ne lui ai pris aucune cible. J'étais bon, mais pas aussi bon que celui de son histoire.
— Mais pourquoi il a dit des conneries, alors ? coupe Kyle, alors que Chunk allait poser une question.
— Pour certaines personnes, reconnaître, sinon exagérer, les qualités d'une personne en public n'est qu'une façon de lui dire qu'on est meilleur qu'elle. Estevan m'a testé pour voir quel genre d'homme je suis. Je ne sais pas pourquoi il me jauge. Ce peut-être une forme de réelle admiration, comme un besoin de se mesurer aux autres pour prouver sa valeur. Ou bien, je lui rappelle son père, je l'ignore. Ce n'est pas important, pour l'heure. Mais il me testera encore, vous pouvez vous en assurer. Et tu devras me laisser gérer ça, Kyle. Toi, profite de la fête, et même de sa présence. Il semble fêtard et ni Chunk, ni moi, ne t'offrons de dignes compagnons de beuveries. Qui sait, si tu arrives à le rendre bien noir, tu pourras en apprendre plus sur le bonhomme.
— N'en dites pas plus, fanfaronne le Bûcheron, je vais vous le rôtir, cet Estevan. Dans deux heures, je connaîtrai les raisons de son engagement, son dossier médical, le nom de sa planète, et même le nom du chat.
— Un chat ? s'étonne Chunk.
— Ben ouais, il me rappelle un peu les hommes à chats. Fourbe, joueur, convaincu d'être supérieur. Il doit en avoir un à qui il a donné un nom d'humain. Pas pour en faire une vraie personne, pour se projeter en lui et se dire qu'il est un putain de félin. Tu vois le genre ?
— Brillante analyse, suppose Murphy, en saluant la performance sans ironie, je valide cette théorie. Quand bien même elle serait erronée, elle a le mérite d'être très amusante.
— Non mais, je voulais dire, ose Chunk, c'est quoi un chat ? C'est un félin, c'est ça ? »

Il n'y a pas de chat là d'où vient Chunk, ni quelconque animal similaire pouvant s'y apparenter. Si ce Caporal a l'incroyable faculté d'être intellectuellement brillant, il n'a pas celle de se faire confiance. Sa famille nombreuse lui a laissé peu d'espace pour étendre ses pétales, aussi s'est-il toujours contenté de profiter de la vitalité d'un autre. Sur le terrain, ce ne sont pas les initiatives qui le distinguent. Chunk fait ce qu'on lui dit. Mais il le fait bien, c'est un élément assidu dans toutes les tâches qu'il exécute. Pour quelqu'un d'aussi compétent pendant les missions, son handicap social, à l'instar de sa difficulté à se révéler, ne sont que des problèmes secondaires. Il s'est naturellement accroché à Kyle et Barad pour leur confiance et la force propre qu'ils émettent. Elles le réchauffent, chacune à leur façon, et il s'y sent particulièrement à l'aise. Les conflits, comme celui entre Estevan et son ami, il les comprend. Mais il peine à s'y impliquer, ose à peine émettre une opinion là-dessus. Tout cela ne tire chez lui qu'un profond malaise et l'envie de passer à l'instant de quiétude suivant.

En plein cours de zoologie improvisé, c'est au moment où Kyle finit au doigt la première triplette de moustaches de la tête de chat sur sa tablette qu'une voix claque côté marée. Mais bien qu'elle porte un verre en main, elle n'appartient pas du tout à Estevan. Le regard de Murphy s'assombrit. On les observe, lui et sa crosse de pistolet, bien enfoncée dans sa gaine. Eh bien que les cloviens le sachent armé, aucun des trois ne semble opposé au risque potentiel de sa riposte. Ils sont debout, armés et tiennent en joue les trois uniformes stellaires. Celui qui semble diriger le peloton de disuasion braque le Bûcheron, à qui il s'adresse directement :

« A cause de toi, tout à l'heure, deux de mes potes sont morts. Qu'est-ce que vous avez foutu dans la Baie Gamma ? »


C'est un grand homme à barbe courte, aux lunettes noires et cheveux bruns à la brosse. Chunk a droit à un braqueur plus grand encore, très maigre. Avec une peau si sombre que ses yeux blancs, surplombant des pommettes si pointues qu'elles pourraient perforer sa peau, ressortent comme des billes. Tandis que ses cheveux, liés par un bandeau, retombent jusqu'à ses épaules en épaisses mèches frisées. Barad a droit à la seule femme du groupe, de la même taille que lui, le crâne aussi lisse que son menton. Un oeil de métal qui ne cligne pas aligné avec le canon de son arme. Ils portent les pantalons verts, le gilet de cuir et les traces de cybernétisation des brigadiers cloviens, comme tous ceux qui ont participé à la récente opération commune. Attentif, Barad collecte un maximum d'informations de ce qu'il observe. Outre le moyen de protéger les siens, il cherche à déterminer s'ils sont réellement des brigadiers ou s'ils ont subtilisé des uniformes pour une mission obscure.


« Toi, là, le roukmoute, poursuit le leader à la brosse. Pourquoi t'as butté des alliés ? T'es même pas capable de shooter un terroriste ? » dit-il avec une voix imprégnée d'une noirâtre et piquante rancœur. Quelque chose de vicié, qui a eu le temps de macérer dans une profonde colère brûlante. Les mots de l'accusateur recouvrent et étouffent le brouhaha général. Une onde d'accalmie s'étend, à mesure que les soldats stellaires et cloviens s'avertissent les uns les autres de la rpésence d'hommes armés et dangereux à bord. A présent, la flûte consacrée à l'ambiance zen du bistrot s'entend distinctement.

Le droïde précolonial n'a, semble-t-il, pas détecté la future agression. Il réagit aux cris ou aux tirs, pas à la simple élévation de voix. Avec les rugissements divers de Kyle et de ses déclinaisons présentes, s'il avait fallu s'alarmer d'intonations vives, il aurait appelé la sécurité dès l'arrivée des soldats. Cependant, quand bien même l'aurait-il détectée, ses inhibiteurs d'appréhension l'empêchent d'agir dans cette soirée privée particulière. Zhongli, le propriétaire de la Pression, n'a pas besoin d'expliquer au Gouvernement pourquoi son serviteur électronique aurait cru bon de neutraliser, ou faire neutraliser, un de ses protégés. Des ennuis inutiles dont il avait prévu de se passer. Il n'y a que des soldats ici, personne n'est plus à même qu'eux de faire régner l'ordre. Et s'ils le troublent, personne n'est en droit de le restaurer à leur place. Zhongli a beau tirer profit de la situation, sa plus grande erreur serait d'oublier qu'il n'est qu'un contrebandier opportuniste accueillant un essaim potentiellement néfaste dans sa ruche.

Kyle bronche autant qu'un navire qu'on vient de baptiser en lui brisant une bouteille sur le flanc. Mais son regard change, se fige au centre de ses globes oculaires. Roukmoute, reproches, menaces, des choses qui déterrent la raison de son surnom. Le Bûcheron se retourne lentement, sans se lever, pour se placer à l'envers sur son siège, dossier contre son tronc en fin bouclier pare-lames. Ou pour en déguerpir sans que rien ne bloque son dos. Ses bras noués de coudes pointus se posent sur le dessus de son siège. Une attitude faussement nonchalante, il est prêt à se battre sans même se lever. Les armes ont été consignées à l'entrée pour éviter les incidents, mais le bois taillé a toujours conservé sur lui un poignard, bien rivé contre sa botte, qui le supplie déjà de faire la guerre des trachées. Vus sa taille et l'allonge de ses bras, il peut tout régler en tenant le siège. S'il parvient à agir avant que le canon pointé sur son crâne ne lui ravage la cervelle.


Les regards se contrent. Ils sont trois à se tenir face à lui, mais un seul pose impérialement les foreuses dans les siennes pour rencontrer ses peurs profondes. Kyle est rude à creuser, malgré le troisième œil à poudre qui le fixe du bout du bras du clovien. Le braqueur de front ôte ses lunettes de sa main libre pour offrir les reflets gris de ses iris à celui qu'il juge. Son regard intense est celui d'un homme à un doigt de céder. Il semble seul maître de sa folie.

A présent, la tension monte, la sueur perlée sur les visages se suspend. Le Bûcheron a beau être solide, la peur d'une mort stupide le glace jusqu'au coeur.

« T'as un truc à dire pour ta défense ? »


La première chose qui lui vient, c'est Je ne veux pas mourir.

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