Chapitre 3-1 : L'asperge
Chiure, chiure, chiure, et chiure !
De rage, je donnai un coup de pied dans une pierre qui traînait sur la route. Elle vola sur quelques pieds avant de retomber dans une flaque qui manqua de m'éclabousser. Dix jours que je toquais à toutes les portes pour dénicher un travail et dix jours qu'on me les claquait au nez sans même me laisser le temps de prononcer un mot, qu'on me disait qu'ils n'avaient besoin de personne, ou qu'on me répondait à coup de lancer de cailloux. J'avais frappé à toutes les portes du village, puis à celles des autres bourgades de la communauté, même la plus éloigné de la mienne, à trois heures de marche. J'avais proposé de travailler pour une misère, d'être tester une semaine pour pas un rond. Et rien. Personne ne voulait me laisser une chance. Personne ! Ah, elle était belle, la solidarité clanique des MacConall !
Un autre caillou vola, puis ma colère retomba, laissant place à une vague de dégoût. En fait, ce n'était pas tout à fait vrai. Il restait deux personnes que je n'étais pas allée voir. Je pensais me moquer éperdument de ce que les gens pensaient de moi, mais à l'idée d'aller les voir, de ramper à leur pied...
Une bourrasque siffla soudain, agitant ma jupe et ma cape en tous sens. Pourtant, à part sur mon visage et mes mains découvertes, je n'en sentais pas la morsure. Mon nouveau manteau n'était pas seulement imperméable, il me tenait aussi bien plus au chaud que l’ancien. Je baissai la tête, regardai tout ce rouge qui m'enveloppait, fis rouler le loden entre mes doigts, puis reportai mon attention sur la route brumeuse.
Au diable la fierté.
D'un pas vif et déterminé, je repris ma route et engloutis les trois heures en un peu plus de deux. Le soleil commençait déjà à se rapprocher de l'horizon lorsque j'atteignis mon bled, mais il me restait encore bien assez de temps avant le couvre-feu. Le sang chauffé par cette longue et rapide marche, le cœur pulsant avec force, je traversai les rues à la même cadence, n'adressant pas un regard aux autres passants même quand ils crachaient sur mon passage. La silhouette de l'auberge ne tarda pas à se dessiner dans la brume. Entre Fearghus et Aodhán, mon choix s'était vite porté sur le premier. J'avais encore son renvoi en travers de la gorge, mais comme il l'avait dit, c'était pour se protéger, lui et son affaire, et pas parce que ma tête ne lui relevait pas personnellement ; j'avais assez décoléré pour l'admettre. Peut-être que si je m'excusais et lui proposais de me reprendre pour moitié moins que mon ancienne paye, il accepterait.
Il devait accepter.
Refusant de songer à un potentiel refus, je franchis les derniers pieds qui me séparaient de l'auberge, puis ouvris la porte avec l'assurance du propriétaire des lieux. Cette entrée fracassante ne manqua pas d'attirer le regard des clients déjà présents. Ils étaient plus nombreux qu'à l'accoutumer pour une fin d'après-midi. Même si les clients avaient tendance à venir plus tôt depuis le début des attaques, afin d'être certains d'avoir le temps de bien se saouler avant de rentrer, cette augmentation n'était pas dû qu'à des gens sortis du travail à l'avance. La moitié d'entre eux m'était inconnue. Mon cœur eut un battement plus fort, alors que, sans surprise, leur visage se contractait de dégoût à ma vue, comme celui des habitués. Ces visiteurs augmentaient mes chances d'être reprise. S'ils restaient plusieurs jours...
En les voyant tous se tourner ou lorgner vers le comptoir sans se départir de leur expression mauvaise, comme pour mettre Fearghus en garde de ce qu'il se passerait s'il me reprenait ou acceptait de me servir, je mis un frein à cet élan, pivotai à mon tour vers le bar, derrière lequel se trouvait le vrai propriétaire des lieux.
Puis je fronçai les sourcils.
Fearghus n'était pas en train d'astiquer les chopes, comme je m'y attendais. À grand renfort de gestes, il semblait expliquer un chemin à un autre client encore vêtu d'une cape d'un vert sombre. La forme d'une épée se dessinait sous le tissu, et un arc et un carquois reposait contre le dos de l’inconnu. Cependant, ce qui attira le plus mon regard fut la tignasse qui le coiffait : des boucles lâche d'un brun sombre.
Un étranger.
À moins qu'il ne s'agisse d'un métis. Dans tous les cas, ce n'était pas un Lochcadien pur-sang.
Sans cesser de lui parler, Fearghus glissa un regard vers l'entrée.
–Ah, Ali, s'interrompit-il. Tu tombes bien. C'garçon veut aller à la forge. Emmène-le voir.
–Quoi ? lâchai-je tandis que l'étranger se retournait.
Je n'avais pas vraiment eu le temps de m'interroger sur ce type, mais même si je l'avais eu, je ne me serais certainement pas attendu à ça. J'avais soudain l'impression de faire face à un marche-tige. Sa haute stature et les fontes sur ses épaules l'avaient fait passer pour un homme bien bâti, mais sous sa cape, il n'était que bras et jambes. Était-ce seulement sain d'être aussi grand quand on était aussi maigre ? Surtout à cet âge ? Il surpassait Fearghus de presque une tête alors qu'il semblait à peine plus âgé que moi. Je ne me serais pas posé la question s'il s'était agi d'un féetaud, mais ce n'était pas le cas. Bien qu'encore jeune, son visage allongé, avec de hautes pommettes et une mâchoire marquée, était trop masculin pour ces queutards de merveilleux.
Cette carrure complètement contraire au pays et ses cheveux bruns n'étaient pas les seuls traits à le différencier d'un Lochcadais. Avec sa peau pâle, il leur ressemblait davantage que moi au premier abord, mais elle avait un teint plus doré que rosé et était dépourvu de la moindre tache de rousseur. Puis il possédait des yeux bruns ; une couleur introuvable de part chez nous. En fin de compte, je partageais plus de traits avec les locaux que lui. Et puis, de ce que je voyais, il ne portait pas le moindre tartan, ni sur les fesses avec un kilt ou un trews, ni sur ses épaules avec un plaid ou un sash. Même moi, sous ma cape, je portais toujours une écharpe ou un earasaid au couleur du clan MacConall.
Alors, à moins que cette asperge ait hérité d'absolument tout son physique d'un parent étranger et qu'il planque son tartan, il n'avait pas une goutte de lochcadais en lui.
Par réflexe, pourtant, je relevai la tête, prête à encaisser sans broncher la répulsion que j'inspirai à tout le monde. Mais c'était inutile. Contrairement aux autres clients, aucune trace de dégoût ne crispa les traits de l'étranger lorsqu'il posa ses sombres mirettes sur moi. Son visage n'exprimait en fait rien du tout. À moins que son infime haussement de sourcils ne soit un signe de surprise ? C'était tellement subtil que je n'étais sûre de rien, à part que Fearghus avait trouvé son maître ; lui, au moins, avait un air bougon. Il n’était pas juste… là.
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