Chapitre 4-2 : La forge
Pendant que je me creusais la tête pour déterminer ce qu'était et d'où sortait l'asperge, Aodhán finit par reporter son attention sur lui. Si son aversion envers n'avait pas diminuer d'un pouce, elle côtoyait désormais un intérêt certain. D'un geste du menton, il indiqua l'épée à sa taille.
–Montre voir.
Le marche-tige s'exécuta. Comme je m'en étais doutée, l'arme était à l'avenant. Il s'agissait d'une épée courte à double tranchants, aussi bien portée sur la taille que l'estoc, si je me fiais à la façon dont la lame s'effilait jusqu'à la pointe. La garde, seule élément se rapprochant un tant soit peu d'une fioriture, se composait de deux quillons entortillés en S. Pour finir, le large pommeau en queue de poisson venait renforcer la préhension de la fusée.
Mon père n'aurait jamais pu forger une épée pareille. Et il avait été doué dans son métier ! Aodhán, qui n'avait pas encore atteint son niveau, en était encore moins capable et une lueur d'envie s'alluma dans ses yeux. Il l'aurait sûrement contemplée jusqu'au couvre-feu si l'étranger ne l'avait pas interrompu.
–Alors, pouvez-vous faire des flèches similaires ?
Il tendit aussi la main pour récupérer son épée. Les doigts du forgeron se resserrèrent dessus.
–Ouais, j'devrais pouvoir t'en faire, grogna-t-il. Mais pour c'te qualité, ça d'mande du temps. Puis j'dois m'occuper d'autres trucs, avant. Ça prendra quelques jours.
–J'en suis conscient.
–Puis j'aurais b'soin d'une avance.
Parmi toutes les choses qui auraient dû arracher une réaction à l'asperge – l’animosité flagrante d'Aodhán, le fait qu'il ne lui avait toujours pas rendu son arme, l'attente avant d'obtenir ses flèches – ce fut cette demande d'avance qui fendilla son visage inexpressif. En l'entendant, ses yeux se plissèrent. Très légèrement, mais tout de même, une réaction !
–Une avance ? répéta-t-il d'un ton subtilement plus grave. Pour des flèches ?
Non, il a trop d'armes pour un simple voyageur... Un danseur devenu chasseur ?
–Aye. J'te connais pas, étranger et c'est pas d'la cam'lote que tu m'demandes. Tu pourrais pas pouvoir payer pour c'que j'en sais. Alors soit t'avances, soit tu r'prends ta route et tu r'tourne dans ton pays.
L’étranger, le visage de nouveau impassible, l’observa quelques secondes avant de sortir sa bourse et de déposer le montant que lui demandait le forgeron. Ma bonne humeur tomba aussitôt en chute libre. L'hypocrisie des miens me rendait malade. Deux minutes plus tôt, Aodhán jetait cet étranger dehors, mais maintenant qu'il pouvait en tirer un vrai profit, il ne se gênait pas ! Il empocha les pièces sans cacher sa satisfaction et assura soudain qu'il pourrait aussi le fournir en pierre d'aiguisage.
–Mais s’tu veux les affûter vite, j'peux t'les meuler quand j'aurais fini c'que j'fais. C'est c'qui à d'mieux, de toute façon.
En effet, les lames seraient aussi coupantes qu'un rasoir après un petit tour sur la meule, mais c'était plus cher. Et contrairement à ce qu'il affirmait, Aodhán n'avait pas besoin de plusieurs jours pour le fournir en pierre. Il en avait déjà. J'y aurais mis ma main à couper.
Au moment où j'ouvris la bouche pour le signaler, l'attention d'Aodhán se planta sur moi.
–Si t'es sage, j'te laisserai en meuler une ou deux, Ali.
Je le foudroyai du regard alors qu'un dégoût plus intense que jamais me frappait. Dégoût envers lui, mais surtout envers moi. Car en comprenant ce qu'il insinuait – que si je la fermais, si je me faisais complice de son arnaque, je toucherais une part du butin –, je ravalai mes mots.
Le regard de l'étranger suivit celui d'Aodhán, avant de revenir vers lui. Quoi qu'il pense de la colère qui brûlait désormais dans mes yeux, il ne fit aucun commentaire et se contenta de hocher la tête à l'intention du forgeron.
–Je ne serai pas contre, en effet. Merci de votre proposition. Je vous confierais mes lames à vos bons soins lorsque je viendrais récupérer les flèches et les pierres.
Une légère grimace brisa le petit sourire satisfait d'Aodhán. Il avait dû espérer garder l'épée durant tout ce temps, ou au moins pour la nuit, mais il n'y avait aucune ambiguïté dans l'attitude de l'asperge : la main toujours tendue, il attendait qu'on lui rende son arme. Aodhán finit par faire, non sans lui grogner de revenir dans trois jours.
N'osant pas faire face à l'étranger après ce que j'avais fait, je lui fis signe de me suivre et m'éloignai de la forge sans attendre. J'avais presque englouti cinquante pieds quand la voix de ce connard de forgeron retentit dans mon dos.
–Eh, Ali ! R'viens voir.
Je me mordis la joue et jetai un bref coup d'œil à l'asperge, qui m'avait rattrapée sans mal avec ses longues jambes d'échassier, avant de m’exécuter. Mon estomac se tordit devant l'expression encore plus condescendante que d'habitude d'Aodhán.
–Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? sifflai-je pour ne rien laisser transparaître de mon malaise.
–J'veux juste m'assurer qu'tu cafteras pas dès qu'j’aurais l'dos tourné. T'sais, à cause d'une stupide solidarité entre étrangers.
–Je suis pas plus étrangère que toi.
Il ricana avec mépris.
–Continue à t'dire ça, si ça t'fait plaisir, on sait tous les deux c'qui l'en est. (Sans se départir de son rictus méprisant, il se pencha vers moi.) T'es pas des nôtres, tu l'seras jamais, c'est pour ça qu’personne veux t’prendre même s'ils ont b'soin d'mains. Donc t'as intérêt à t'nir ta langue parce que c’meulage, c'est tout c'qui t'reste ; si tu caftes, t'auras plus qu'à faire ta putain. Et crois-moi, même ça, ça t'rapport'ra rien. Quoi que, nuança-t-il en baissant les yeux vers ma poitrine, le coin de ses lèvres se soulevant davantage, si tu me d'mandes comme y faut...
Je poussai violemment la table. Elle était tellement lourde qu'elle bougea à peine, mais se fut suffisant pour l'interrompre.
–Te supplier ? crachai-je. Comme si j'étais assez désespérée pour ça ! Je me jetterai devant les crocs de la bête avant de te laisser poser un doigt sur moi !
–Et ta seanmhair ? (Mon souffle se coupa, ravivant son sourire.) Elle dépend de toi, j'te rappelle.
–Espèce de...
–Ah, ah, ah, me stoppa-t-il en levant un doigt. Attention à c'que tu dis, j'pourrais rev'nir sur l'meulage. (Contre mon corps hurlant de protestation, je la fermai.) Voilà, sourit-il de plus belle. Maintenant, sois une gentille fille et va foutre cet étranger hors du village. On r'discuteras d’ta situation et d’ta dernière option plus tard.
–Va te faire foutre.
–C'est plutôt toi qui d'vrais t'y préparer. C'est pas très plaisant pour les filles, la première fois.
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