Chapitre 8-2 : Assemblée
Une autre poigne, bien plus ferme, me saisit presque en même temps. Elle m'arracha à la première, puis me tira derrière un dos si large que je ne voyais plus la foule en colère. De l'autre côté, un cri de douleur s'éleva.
–Putain, Fearghus ! Tu m'as pété les doigts !
–Mon auberge, mes lois, rétorqua ce dernier d'un ton détaché. L'seul qui fout les gens dehors, c'est moi, alors personne touche c'te gosse, c'est clair ?
J'avais du mal à respirer. Une main protectrice toujours posée sur moi, Feaghus balayait la salle du regard pour s'assurer que le message passait.
–Fearghus...
Mon ancien patron se tourna vers le maire.
–Oh t'mets pas à faire l'con, toi aussi. Ali est pas plus bana-bhuidseach qu'moi et tu l'sais. Tout l'monde l'sait.
Des tremblements incontrôlables s'emparèrent de moi tandis que ma gorge se nouait. Après tous les défilements de Fearghus pour conserver son image, je n'aurais jamais pensé qu'il préférerait un jour s'attirer les foudres du village plutôt que de me voir conduite sur un bûcher.
–Fearghus a raison, appuya une voix que j'aurais encore moins cru entendre un jour prendre ma défense. Si la leth fuil était une sorcière, elle aurait réussi à convaincre l'un d'nous l'embaucher et s'rait pas à deux doigts d'faire la putain. Mais même ça, elle y arrive pas. Alors contrôler la bête...
Finalement, j'aurais préféré qu'il ferme sa gueule. Me penchant sur le côté pour revoir la pièce sans m'exposer complètement, je n'eus aucun mal à trouver mon second « sauveur » et à lui lancer un regard noir. La suffisance qui avait transparu dans la voix d'Aodhán rayonnait sur tout son visage et mon expression incendiaire le fit sourire de plus belle.
« Tu m'en dois une », articula-t-il silencieusement.
« Va creuver », répliquai-je alors que quelqu'un dans la salle reprenait la parole.
–P'être qu'elle est pas très forte, comme bana-bhuidseach. C'est pour ça qu'elle arrive pas à nous contrôler ou à diriger la bête.
–On d'vrait lui faire sentir du sang d'mort béni, pour être sûr.
–Avec plaisir, sifflai-je en leur adressant mon plus beau sourire. Je prendrais même un bain de sang si c'est ce qui faut pour vous convaincre !
Si ma répartie assombrit encore plus certain regard, elle eut au moins le mérite d'en troubler d'autre. Le sang de mort béni était un véritable poison pour les bhuidseach(1). Son simple contacte leur brûlait la peau, alors, pour eux, se plonger à l'intérieur revenait ni plus ni moins à se jeter dans les flammes.
–J'aime pas dire ça, intervint une femme, mais j'pense pas non plus qu'c'est une bana-bhuidseach. Après tout, les cù-sith sont d'anciens familiers des Tírnaniennes. Ils obéiraient pas à une bana-bhuidseach. (Nouveau hochement de tête approbateur d'une partie de la foule.) C'est pour ça que j'dis qui faut pas juste qu'la reine, elle envoie l'armée. Y nous faut une fée ou une pixie. Elles, elles sauront t'mater ce cù...
–Ce n'est pas un cù-sith.
Mon cœur manqua un battement. Bien plus vite que tous les autres, je levai la tête. Il me fallut un moment pour trouver l'asperge. Debout sur l'une des poutres du plafond, à moitié dissimulé dans l’ombre, il fixait un point dans la salle en contrebas : la zone d'où provenait la voix de la femme. Depuis quand il était là-haut ? Avait-il assisté à tout ce qui était arrivé ? Ses cheveux humides de la brume matinale bouclaient davantage que la veille.
–Étranger, étranger, étranger...
Ce murmure haineux ramena vivement mon attention sur la foule.
–J'peux savoir qui vous êtes ? siffla le maire.
–Un chasseur de passage. J'étais là, hier, quand la bête à atta...
–Alors c'est d'ta faute ! s'écria quelqu'un. C'est parce que t'es v'nu. Luned à raison ! L'sang étranger attire la bête !
Un vent de folie s'empara de l'auberge. L'asperge était le coupable idéal. Personne ne le connaissait, il était étranger jusqu'au bout des ongles et il était arrivé au moment des faits. Dans un mouvement collectif, la foule tout entière voulu l’attraper, se pressant vers les escaliers ou contre les murs. Des hommes commençaient déjà à escalader les poutres pour s'emparer de lui, mais, acculé sur son perchoir, il n'avait nulle part où fuir, personne pour prendre sa défense. Bataillant contre Fearghus qui me maintenait toujours derrière lui, je criais aux villageois de le laisser tranquille, mais personne ne m'écoutait. Même Aodhán, qui ne voulait pas voir sa poule aux œufs d'or disparaître, fut tout aussi impuissant que moi. Le village voulait voir quelqu'un payer et on l'avait déjà empêché de faire couler mon sang. Il n'allait pas abandonner sa nouvelle proie de sitôt.
Et pourtant, l'asperge ne sembla absolument pas inquiet par cette réaction. En fait, il paraissait presque observer la foule avec regret, comme s'il s'était préparé à un tel déferlement de haine, mais aurait préféré se tromper. Dans l'un de ses gestes bien trop gracieux qui le caractérisaient, il esquiva un verre que quelqu'un lui avait lancé tout en s'écartant du mur pour s'éloigner de l'homme qui se hissait sur la poutre. Son regard s'attarda un instant sur ce dernier, avant de glisser vers le maire et finalement, se planter sur moi.
–Vous avez affaire à un fléau des dieux.
Et aussi simplement que ça, l'auberge se figea.
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(1) Sorciers
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