Chapitre 12-1 : Confidences

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  Les flacons partaient au fur et à mesure que nous les préparions. Nous n'avions pas le temps de tout finir et de savoir combien de bâtiments chaque village voulait protéger avant de partager les doses. Si nous attendions, les bourgades les plus éloignées ne les auraient jamais avant la tombée de la nuit. Nous avions donc décidé de les répartir en fonction du nombre d'habitants et, d'après les estimations de Jäger concernant notre production, cela faisait entre deux et trois flacons par patelin. Dès que la bonne quantité était prête, Seanmhair, qui avait décidé de nous seconder en attendant de pouvoir me ramener à la maison, prévenait Fearghus, qui dégotait quelqu'un pour les livrer.

  Sachant qu'une dose ne permettait de protéger qu'un seul bâtiment, c'était peu, mais nous pouvions difficilement faire plus. Notre mode de livraison avait en plus un inconvénient de taille : si nous avions surestimé le nombre de doses, nous n'aurions peut-être pas assez pour le dernier village, à savoir le nôtre. Mon inquiétude à ce sujet se renforçait à mesure que la quantité de plantes diminuait.

  Dieux mercis, les estimations de l'asperge s'avérèrent bonne. De justesse, mais bonne quand même. Il resta juste le nécessaire pour me préparer une dose correcte. Puis je n'étais pas mécontente d'en avoir fini. Après deux heures de broyage ininterrompu, je ne sentais plus mon bras droit. Pour avoir aidé mon père à la forge, je n'aurais jamais cru qu'un simple concassage puisse être aussi fatiguant ! Finalement, mieux valaient un effort physique qui se répartissait dans l'ensemble du corps qu'un se concentrant dans un seul membre.

  À côté de moi, Jäger semblait être à bout. Non seulement ses paupières n'arrêtaient pas de papillonner depuis que nous nous étions assis par terre, mais surtout, quand ma seanmhair avait fini par s'assoupir, il ne m'avait pas ressorti de conneries sur l'inconvenance de la situation. Si ce n’était pas la preuve qu'il était crevé... J'en venais à me demander s'il avait fermé l'œil, la nuit dernière, ou si son côté chevaleresque l'avait poussé à veiller jusqu'au lever du jour. Je l'en voyais tout à fait capable.

  –Vous devez tellement regretter d'être venu en Lochcadail, soupirai-je. Trouver un fenrir sur votre route...

  Il haussa des épaules.

  –Pas vraiment, murmura-t-il, sa voix rendue plus grave et son accent plus prononcé par la fatigue. Je ne m'attendais certes pas à un fléau, mais je suis venu ici pour découvrir de nouvelles créatures. Et puisque je n'ai jamais vu de fenrir...

  –Vous n'avez jamais cherché à en voir un ?

  –Cherche-t-on à rencontrer Zirka ? Les rapports de leurs massacres me suffisent.

  Mon estomac se contracta.

  –C'est pour ça que vous nous aidez ? Pour éviter une autre catastrophe ?

  Il opina.

  –Il en va de mon devoir. Protéger les populations des créatures de la forêt fait partie des responsabilités du chasseur. En particulier du chasseur éminent.

  –Chasseur éminent ?

  –Les chasseurs qui ont prouvé avoir les compétences et les connaissances nécessaires pour se charger de n'importe quelle créature, que ce soit pour la tuer, la repousser ou la déloger. À partir d'une certaine dangerosité, les chasseurs normaux n'en n'ont plus l'obligation. Enfin... Même les chasseurs éminents ont leur limite. Face à un fléau, nous redevenons aussi impuissants que le reste de la population. À part prévenir les autorités, puis créer un écran de fumée en espérant qu'il suffira pour protéger les habitants d'ici à l'arrivée de l'armée, nous ne pouvons pas faire grand-chose.

  –Pas grand-chose ? Vous avez mis un nom sur la bête qui nous terrorise depuis des mois, nous avez expliqué comment la battre et donné un moyen de nous en protéger d'ici là. C'est plus que pas grand-chose, croyez-moi.

  –J'ai simplement partagé des informations.

  –Puis escorté notre groupe dans la forêt, puis passé un marché avec les dryades, puis aidé à récolter des tue-loups, puis confronté l'esprit qui s'en est pris à nous – d'ailleurs, c'est quoi cette dague que vous avez sortie ? Elle avait l'air de pas l'apprécier.

  –Une geischtmärder. Une lame auquel un héphaï, un esprit des métaux, a accepté de se lier. Cette union permet à la lame de toucher, blesser et tuer n'importe quel esprit. Qu'il soit de la nature ou non.

  –Ah... Voilà qui explique bien des choses... Et qui confirme ce que je disais. Sans vous, nous n'aurions pas pu braver les dryades, ni récupérer les tue-loups. Vous nous avez même aidé à préparer les doses ! Toute personne censée aurait fui après avoir compris qu'il s'agissait d'un fléau.

  Il haussa les épaules.

  –Tout chasseur en aurait fait autant.

  –Même en sachant que leur seule récompense serait d'être confiné dans cette chambre ?

  Il souffla du nez.

  –Comme si une porte fermée à clef, une chambre située au premier étage et deux hommes n'ayant jamais surveillé un prisonnier pouvaient me retenir... Des personnes bien plus compétentes et avec bien plus de moyens s'y sont essayées sans y parvenir.

  Son aveu me troubla. Je n’étais pas mécontente que la fatigue le rende plus bavard, vu le peu de réponses qu'il m'avait données la veille, lorsque mes questions devenaient trop personnelles. Mais ce qu'il avait dit... Il n'était tout de même pas un évadé de prison, si ? C’était pour ça qu'il n'arrêtait pas de se rabaisser depuis deux minutes ? La vraie raison qui le poussait à nous aider ? Afin de se repentir d'un crime ?

  Comme il semblait d'humeur causante, je me risquai à creuser un peu.

  –Où étiez-vous retenu ?

  –Entre des murs où je ne voulais pas être et où personne ne voulait de moi. Genauso wie Sie.

  Alors que le début de sa réponse n'avait aucun sens, sa précision en wiegerwälder fit tressauter mon cœur. Il ne devait pas être passé dans sa langue natale volontairement car il ignorait que je la maîtrisais. Mais ce changement, dans une langue que moi seule comprenais à des lieux à la ronde, peut-être même dans toutes les Basses-Terres, donna corps à ses mots.

  Genauso we Sie... Tout comme vous.

  La description de sa prison me fut aussitôt claire comme de l'eau de roche. Le cœur lourd, je ramenai mes jambes contre ma poitrine et jetai un coup d'œil à ma seanmhair, toujours endormie sur sa chaise.

  –C'est pour elle que vous restez, n'est-ce pas ? poursuivit-il dans sa langue.

  –Pas uniquement...

  Mon wiegerwälder était rouillé – je ne l'avais plus parlé depuis la mort de ma mère – mais l'employer suffisait à renforcer l'affirmation de l'asperge. À creuser la différence entre moi et les autres Lochcadais. J'avais en effet rêvé plus d’une fois de quitter ce trou à rats et je ne me voyais évidemment pas abandonner ma seanmhair seule ou la forcer à déménager ; elle était trop vieille pour ça. Mais changer de village ou s'installer en ville ne changerait rien. Mon métissage serait rejeté où que je mettrais les pieds.

  –Au moins, ici, je sais à quoi m'attendre, conclus-je. Les choses pourraient être pires ailleurs.

  –Mais elles pourraient aussi être meilleures. Votre mère a bien trouvé quelqu'un, non ? Personne n’a forcé votre père à l’épouser. J'ai vu les feuilles sur lesquelles il s'entraînait à écrire des mots en wiegerwälder, dans votre chambre.


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