Chapitre 13-1 : La flèche

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  Trois jours passèrent et deux morts s'ajoutèrent à la liste des victimes, deux personnes qui avaient refusé la protection de la tue-loup. Si ces pertes convainquirent certains réfractaires à se retrancher dans les bâtiments protégés, les autres y virent une preuve supplémentaire des mauvaises intentions de Jäger et des bastons éclataient dès que le sujet était abordé, c'est à dire tout le temps. Et encore plus à l'auberge, où tout le monde savait que l'asperge logeait. Des types des autres villages de la communauté venaient jusque-là avec l’intention de lui casser la gueule. Si Fearghus avait récupéré toutes les dents qu'il avait cassé en stoppant les bagarres, il aurait pu remplir un verre. Il surveillait aussi étroitement ceux qui montaient à l'étage depuis que Jäger était venu le trouver au saut du lit, dès le premier jour, pour « un petit souci ». Et par petit souci, il voulait dire qu'un gars avait voulu le planter pendant la nuit. Lorsque Fearghus me l'avait expliqué, quelques heures plus tard, je m'étais attendue à retrouver le chasseur avec un bras cassé, ou au moins couvert de contusions et d'entailles. Mais non. Alors que l’homme qui l'avait attaqué était trois fois plus épais que lui, Jäger n’avait pas la moindre égratignure. Peut-être aurais-je dû m'y attendre, vu la vitesse à laquelle il m'avait plaquée au sol et son attitude dans la forêt.

  Pour ma part, j'évitais de sortir, comme je l'avais promis à ma seanmhair. Je n'avais de toute façon plus besoin de chercher un travail, grâce au demi-merk de l’asperge : le fenrir devrait être abattu avant que nous soyons sur la paille, puis Fearghus me reprendrais. À part pour une rapide course le premier jour, je ne mettais le nez dehors que pour chercher de l’eau, faire un rapide détour à l’auberge, et nettoyer la maison. Depuis l'assemblée, nous avions droit à au moins deux jets d'œufs pourris par jour. Je brûlais de retourner le village à la recherche des coupables et de leurs renverser les sauts d'eau crade sur la tête, mais Seanmhair me l'avait interdit. Même si le sang de mort béni avait prouvé que je n'étais pas une sorcière, je n'étais toujours pas innocentée aux yeux de certains villageois et la promesse du bûcher luisait dans leur regard. Comme des putains de rapaces, ils guettaient le moindre écart pour désigner le coupable et fondre sur lui.

  J'en étais arrivée à compter les jours d'ici la fin de cette histoire. Si tout se passait bien, si MacConall avait utilisé un cristal de communication et si les renforts du roi étaient déjà en route et se servaient de potions d'accélération pour réduire le temps de trajet – ce qui était, je l'espérais, le minimum quand il était question de fléau –, je n'avais plus que trois ou quatre jours à tenir et tout rentrerait dans l'ordre. Jäger reprendrait la route et je serais de nouveau la leth fuil que tout le monde déteste, mais qu'on ne cherche pas à tuer.

  J'y croyais dur comme fer, jusqu'à ce que je sorte pour une rapide course. Comme à chaque sortie, j’en profitai pour faire un rapide détour par l'auberge, afin de prendre des nouvelles, et tombai sur une violente engueulade. Je comprenais tout ce qui se disait alors que je m'étais arrêtée devant la porte et que celle-ci était close. A priori, Jäger avait quitté l'auberge durant la nuit.

  –D'accord, le gamin est sorti. Et ? rétorquait Fearghus. Il est r'venu et avec plus de tue-loups.

  –Il devait pas sortir ! Je t'avais dit qu'il devait plus traîner tout seul !

  Lennox ? Quand était-il rentré ? J'entrouvris la porte. Le maire était bien de retour. Avec des hommes en uniforme – des soldats du laird – et une poignée de villageois, il faisait face à Fearghus et à la dizaine d’habitants qui l’entouraient.

  –Et qui vous dit qu'il a juste cherché des tue-loups ? s'enquit l'un des militaires.

  –Pis pourquoi y voulait plus d'tue-loup ? renchérit un villageois.

  –Pour nous protéger, du con ! T'as vu c'qui s'passe quand y en a pas !

  –C'est c'qui veut nous faire croire ! On s'en sortait très bien sans lui !

  –Et comment t'sais qu'il est sorti, d'abord ? Qu'est-ce tu f'sais dans sa chambre ?

  –Y voulait l'saigner, comme Muir, lâcha Fearghus d'une voix indifférente.

  –Comme on d'vrait tous l'faire ! C'gars a pas une goutte de Lochcadais ! On fait confiance qu'au sang ! Maintenant pousse toi que j'finisse...

  Et un coup partit. Je refermai le battant en vitesse, avant que quelqu'un me remarque et m'entraîne dans la bagarre, contournai l'auberge, me faufilai dans la réserve et m'assis sur un fût. Je n'eus pas à attendre longtemps. Avec des soldats dans la mêlée, l'ordre fut vite rétabli. Les clients furent renvoyés chez eux, deux militaires remplacèrent les deux villageois qui surveillaient la porte de Jäger, puis Lennox annonça à Fearghus qu'ils régleraient tout ça dès qu'il se serait reposé. D'ici là, si le marche-tige remettait un pied dehors, les soldats avaient l'autorisation de l'arrêter par n'importe quel moyen.

  Je lâchai un profond soupir agacé.

  Je comprenais que le maire ne veuille pas croire le chasseur sur parole, qu'il soit vigilant avec lui, mais tout de même ! Est-ce qu’il lui avait seulement demandé pourquoi il était parti chercher davantage de tue-loups ?

  La porte d'entrée claqua. Quelques secondes plus tard, Fearghus pénétra dans la réserve. Il ne sembla pas du tout surpris de me découvrir sur un tonneau. Moi, en revanche, je me remis immédiatement debout : il tenait un torchon plein de sang contre sa joue.

  –C'est rien, m'arrêta-t-il en levant une main. Juste l'coup d'un soldat. Ça sait frapper, ces lads-là.

  –Mais bon sang, il s'est passé quoi ? Pourquoi Jäger est reparti chercher de la tue-loup ?

  –Y dit qu'celle sur nos portes s'ra bientôt plus efficace. Genre d’ici deux-trois jours.

  –Donc il est parti en chercher dans la forêt, tout seul, en pleine nuit ?

  Il avait perdu la tête ou quoi ?

  Fearghus haussa les épaules.

  –Y m'a dit qu'ce s'rait plus sûr si y y’allait tout seul et qu'personne l'verait sortir dans la nuit.

  –Attends... Il t'avait prévenu ?

  –Aye, y m'a tout expliqué et j'lui ai dit qu'c'était bon, qu'y pouvait y aller. Sauf que Seoc a aussi voulu l'planter et il a vu qu'y s'était barré. Pis Lennox est r'venu et il est crevé, donc il écoute rien... J'lui expliqu'rai tout ça t'à l'heure, quand y f'ra plus l'con. Mais y peut être plus têtu qu'une mule, c't'idiot, donc faut qu't'ailles à la forge récupérer les flèches du gamin. Y lui a d'jà piqué le reste de son matos. (Il me débarrassa de mon panier, fouilla dans sa poche et me fourra une poignée de shillings dans la main.) Seòlta veut pas qu'tu traînes, mais j'peux pas l'faire. Alors vas-y, avant qu'Lennox s'rappelle qu'Aodh d'vait lui faire des flèches. Mes tripes m'disent qui vaut mieux qu'le gamin soit armé.

  Et les miennes me disaient que Jäger n'était pas aussi désarmé qu'il devait l'avoir laissé paraître quand les soldats s'était saisi de son équipement, mais j'étais quand même d'accord avec Fearghus. Empochant l'argent, je sortis en coup de vent et m’empressai de gagner la forge. Par prudence, je marchai vite au lieu de courir, fis un léger détour pour éviter la rue la plus fréquentée, et vérifiai régulièrement que personne ne me suivait. Je finis par me planter devant le comptoir sans avoir remarqué un seul soldat et sans souffrir de nostalgie. L'urgence de la situation m'en préservait.

  Un Aodhán déjà tout transpirant malgré l'heure matinale et un sourire triomphant sur les lèvres émergea à mon appel. Son expression vacilla lorsqu'il se rendit compte de l'absence de sa poule aux œufs d'or. Puis elle s’assombrit, devenant presque menaçante, quand je lui fis comprendre que je venais à sa place, puisqu'il ne pouvait pas sortir de l'auberge, mais que je n'avais pas ses armes pour le meulage.

  –Tu lui as dit qu'j'avais d'jà des pierres ? grogna-t-il. J't'avais prév'nu, Ali...

  –Bons dieux, Aodhán, un gars a voulu le buter y a deux jours et un autre a retenté cette nuit. Tu crois vraiment qu'il va me donner ses lames ?

  Je faillis rajouter que Jäger n'avait pas eu besoin de moi pour voir clair à travers son jeu, mais je me retins à la dernière seconde. À la place, je lui proposai de garder les pierres et que je dise à l’asperge qu’il ne les avait pas encore reçues, pour qu’il vienne faire le meulage plus tard. Le plus important, c'était les flèches. Si jamais Lennox rendait à Jäger son armement, Fearghus pourrait toujours lui prêter la pierre qu'il utilisait pour les couteaux de cuisine.

  Aodhán m'étudia un moment pour déterminer si je me foutais de sa gueule ou si j'étais sincère. Manque de pot pour lui, je n'éprouvai pas une once de remord à lui mentir et supportai son examen sans broncher. Il finit par accepter et m'indiqua d'un geste de la tête le plan de travail du fond.

  Je le payai, puis me glissai dans la forge en passant sous le comptoir tandis qu'il retournait faire ce qu'il faisait avant mon arrivée. Le jeu de dix flèches reposait à côté de celle laissée par Jäger. Après une rapide comparaison pour m'assurer que cet hypocrite de forgeron n'avait pas bâclé le travail, je dus admettre qu'il avait fait du bon boulot. Ses traits n'égalaient pas celui de l'asperge, mais ils s'en rapprochaient. Plus que je n'en aurais cru Aodhán capable.

  –Impressionnée ?

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