Chapitre 14-2 : Contrecoups

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  Il n'eut pas le temps de réagir. Je fus si vive qu'en un battement, j'abaissai mon bras pour frapper. Une forme floue surgit au même instant entre nous. Une douleur vive éclata dans mon poignet. Ce dernier se tordit et l'arme vola hors de ma main. Puis quelque chose se referma sur mon bras et le monde bascula. Je me retrouvai soudain allongée par terre, à moitié tordue sur le côté, un bras coincé dans le dos, maintenu dans cette position par un puissant étau.

  Non... les jambes d’une personne. Quelqu'un était assis sur moi !

  Je ne voyais pas qui, mais l'image d'Aodhán s'imposa à mon esprit et je me mis à hurler et à me débattre. Cependant, j'étais complètement immobilisée ; je pouvais à peine bouger les jambes. Je n'entendais pas plus les voix qui s'élevèrent tout autour de moi. Mon pouls rugissait à mes oreilles. La seule chose dont je fus capable fut de voir deux personnes débouler dans la pièce.

  Deux Aodhán.

  Je me figeai. Le souffle coupé, je dévisageai les deux forgerons qui fixaient la scène, avant de glisser mon regard sur le côté où se tenaient un troisième Aodhán. Celui sur lequel je m'étais jeté ? Puis il y en avait un quatrième. Celui que je ne pouvais pas voir, sur mon dos.

  Les larmes me montèrent aux yeux. J'avais déjà échappé de justesse à un seul d'entre eux. Alors quatre ? Désespérée, je me remis à m'agiter, geignant plus que je criais, tandis que tous les Aodhán se mettaient en mouvement et que leur voix redoublait, plus virulente. Les deux derniers forgerons voulaient s'approcher, le troisième les maintenait à l'écart et se penchait vers moi. Ses lèvres remuaient, mais je ne comprenais toujours rien. Terrifiée par sa proximité, je ne cherchais qu'à m'éloigner de lui ; en vain.

  Puis soudain un mot se détacha du bourdonnement incompréhensible.

  –Alizarine ?

  Mon cœur s'arrêta.

  Ce nom... Cette façon de le prononcer... Ce vrai Z... Ce R venant du fond de la gorge et non roulé...

  L'Aodhán en face de moi releva la tête et quelqu'un au timbre plus grave s'exprima avec empressement. De nouveau, seul un charabia me parvint, puis la voix aux accents durs reprit, dans une langue étrange, mais familière et parfaitement claire, compréhensible.

  –C'est Ric Jäger, mademoiselle. Me comprenez-vous ? (Un instant passa.) Je suis navré de vous avoir neutralisée ainsi. Je l'ai seulement fait car vous ne semblez pas penser clairement. Je vous promets que nous ne vous voulons aucun mal. Vous êtes à l'auberge, en sécurité. Celui ou ceux qui s'en sont pris à vous ne sont pas ici. Vous n'avez rien à craindre.

  En sécurité ?

  Prise de tremblements, hoquetante, je relevai les yeux et retombai sur les trois forgerons debout au-dessus de moi. Un torrent de terreur se déversa dans mes veines. Non... Je n'étais pas en sécurité.

  –Pitié...

  Bien plus faiblement qu'avant, je me remis à lutter pour m’éloigner d’eux. La voix dure s'éleva derechef, mais elle avait perdu tout sens ; ce n'était plus la langue que je comprenais. Un nouvel échange venimeux s'ensuivit. Il se conclut lorsque le forgeron le plus proche se détourna pour empoigner les deux autres et les entraîner hors de la pièce. Je cessai aussitôt de bouger.

  Partis... Ils sont partis.

  –Vous voyez ? Personne ne vous veut du mal. Je vais vous lâcher, à présent. D'accord ?

  Un nouvel instant de flottement passa, puis l'étau qui m'immobilisai se desserra. Il s'était à peine relâcher que je m'en extirpai comme un diable jaillissant de sa boite et me heurtai au mur. Je vis alors qui m'avait tenue et me pétrifiai d'effroi.

  C'était bien Aodhán.

  J'avais besoin d'une nouvelle arme, mais je n'osai pas me détourner de lui, pas même cligner des yeux, terrifiée à l'idée qu'il plonge sur moi dès que je romprais le contact. Je le fixai tant que son physique se troubla. Son visage devint plus fin, ses yeux plus sombres, ses cheveux moins flamboyants, toute sa carrure plus maigre. Puis Aodhán revint, avant de s'effacer à nouveau. Son corps ne cessait de se modifier, comme incapable d'adopter une forme. Mon pouls devint encore plus fou, mon souffle plus erratique. Son regard fluctuant rivé sur moi, un genou toujours à terre et tourné vers la porte, le monstre pivota lentement le reste de son corps vers moi. Je me plaquai contre le mur de plus belle. Il s'arrêta aussitôt, puis leva les mains à hauteur de son visage. Des mains tantôt larges et puissantes, tantôt longues et fines.

  –C'est toujours moi, mademoiselle. Ric Jäger. Me reconnaissez-vous ?

  Mon cœur eut un soubresaut. Cette voix, cette langue... Les traits de l'homme commencèrent à se stabiliser, ceux d'Aodhán se résorbant plus vite.

  –Nous nous sommes rencontrés il y a quelques jours. Vous m'avez guidé à travers le village, puis je vous ai reconduite chez vous, car la bête s'en prenait à Beadrochaid. Nous avons discuté d'elle dans votre chambre avant de nous coucher et mes convenances vous ont fait rire aux éclats. Vous en souvenez-vous ? Nous avons également cherché des tue-loups ensemble, préparé les doses pour protéger votre communauté... Je me suis endormi sur votre épaule....

  L'un après l'autre, les moments qu'il évoquait se jouèrent devant mes yeux. Ces souvenirs en soulevèrent d'autres, plus anciens. Ceux de la seule autre personnes à m'avoir parlé dans cette langue, ceux de la personne qui me l'avait apprise. Je revis son sourire chaleureux, ses yeux noirs pétillants de vie, ses bras réconfortants, sa voix étrangement chantante malgré ses intonations rauques, le feu qui l'habitaient. Ce feu qu'elle avait voulu me transmettre à travers le nom qu'elle m'avait choisi. Ce nom que l'homme devant moi avait prononcé plus tôt.

  Alizarine. Celle au tempérament de feu.

  Les larmes me brûlèrent les yeux. À travers elles, pourtant, la silhouette de l'homme m'apparut enfin nettement. Les traits d'Aodhán avaient cessé de la déformer. Il ne restait plus qu'un garçon de mon âge, bien trop maigre pour sa taille, aux cheveux bruns bouclés et aux prunelles taillées dans l'ambre.

  L'asperge.

  Toute ma tension s'envola d'un coup. M'écroulant contre le mur, je portai mes mains à mes lèvres, étouffant le cri qui remontait ma gorge. Les épaules de Jäger s'abaissèrent de concert avec ses mains.

  –Je... Je suis désolée, bégayai-je. J'ai... J'ai cru...

  –Ce n'est rien. Personne n'a été blessé... Que vous est-il arrivé, mademoiselle ?

  –Je sais pas. Je... Je venais juste récupérer vos flèches et... et...

  L'agression défila encore une fois devant mes yeux. Une fois de trop. Le maigre muret derrière lequel je me cachais vola en éclats et toute la peur que j'avais ressenti à ce moment-là s'abattit sur moi. Dans un sanglot déchirant, les mots s'étranglèrent dans ma gorge. Mon corps fut pris de violents tremblements. Un torrent de larmes se déversa sur mes joues...

  Jamais je n'avais pleuré comme ça, même pour la mort de mes parents. À leur disparition, j'avais été amputée d'une part de moi-même, mais ma seanmhair avait été là. Cette fois, j'étais fissurée de partout et je n'avais eu personne. Personne sur qui m'appuyer, personne sur qui compter, personne pour me protéger, personne pour prendre ma défense. Mon salut ne se devait qu'à un coup de chance. Si la tenaille n'était pas tombée à ce moment-là...

  J'ignore combien de temps je restais comme ça, à me vider de mes larmes. Au début, Jäger tenta de me réconforter. Il me répéta que tout allait bien, que je ne risquais rien. Je crus aussi l'entendre parler de ma seanmhair. Mais très vite, il s'arrêta. Est-ce qu'il ne savait plus quoi dire ou est-ce qu'il s'était rendu compte que ça ne servait à rien ? Je n'en avais aucune idée, mais quoi qu'il en soit, il ne m'abandonna pas à mon sort pour autant. Il était toujours là, dans la pièce. Même les yeux fermés et broyés sous le talon de mes paumes, je sentais sa présence.

  

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