Chapitre 16-2 : La bête
Un nouveau sifflement retentit et un second trait apparut, juste à côté du premier. Un troisième suivit, dans son oreille, puis un quatrième, entre ses deux yeux. Le monstre finit par tous les briser d'un coup de patte et se planta en direction du trou dans le mur en poussant un rugissement rageur. Ce dernier tourna court comme une cinquième flèche se matérialisait dans sa gueule. Le cri qu'il poussa alors fut bien pire que tous les autres. La truffe baissée, il tituba en arrière, heurta le mur, puis donna des coups de patte sur son museau pour déloger la flèche. Cette dernière se brisa, mais il continua à frapper sa gueule, encore et encore. Au milieu de toute cette agitation, d'autres traits constellèrent son corps et un cri s’éleva.
–Maintenant !
Une brusque expiration, presque imperceptible sous les cris de douleur du fenrir, retentit soudain derrière moi. Un faible tressaillement me traversa ; dans mon esprit brumeux, une seconde bête venait d'arriver, attirée par le bain de sang, et allait achever le travail de la première.
Mais la seule douleur que je ressentis fut les élancements dans ma poitrine et mon épaule lorsqu’une pression apparut contre mon bras ; quelqu’un me prenait dans ses bras et me soulevait du sol. Un gémissement m'échappa. Les gestes de la personne ne s'adoucirent en rien. Avec empressement, elle me serra contre elle et se mit en mouvement. L'incendie dans le haut de mon torse se décupla ; un tambourinement fou martelait à mon oreille. En quelque pas, la lumière diminua. La personne se baissa vivement ; sa puissante étreinte se raffermit. Je faillis tourner de l’œil.
–Vas-y, gamin !
Je rentrouvris les yeux. Les traits familiers, mais anormalement crispés de Fearghus se dessinaient dans la pénombre, tout près de moi. Non loin, debout devant le trou du mur, la silhouette bien trop fine de Jäger lâchait la corde d'un arc. Sa flèche avait à peine disparu et un cri sauvage retenti qu'il enfonça une main dans son escarcelle. Il en sortit une fiole qu’il jeta à l’intérieur, puis plongea derrière le reste du mur alors que de l’autre côté, les rugissements se rapprochaient.
Une truffe apparaissait dans le trou lorsque la tempête éclata.
Un coup de tonnerre comme je n'en avais jamais entendu me déchira les tympans ; un violent tremblement de terre nous secoua. À l'intérieur, une tornade se déchaîna. Les vitres volèrent en éclats, la gueule du monstre fut balayée de l'ouverture, des morceaux de mur et de bois jaillirent du trou ; d'autre tombèrent tout autour de nous. Se repliant au-dessus de moi, Fearghus me protégea de ce déluge de débris.
Les oreilles sifflantes, au bord de l'inconsciente, je ne percevais presque plus ce qui m'entourait. Les voix étaient déformées, étouffées, comme si on me parlait sous l'eau. J'entendais vaguement quelqu'un m'ordonner de garder les yeux ouverts, de ne pas dormir, de ne pas rejoindre mes vieux. Quelqu'un d'autre disait qu'il fallait partir tout de suite, que l'explosion n'allait pas retenir le fenrir bien longtemps, qu'ils devaient me conduire à l'abri et me soigner. La luminosité apportée par le feu de la cheminé s'était éteinte. Seule la faible lueur du crépuscule éclairait encore le monde, mais le brouillard semblait s'en nourrir. Il me paraissait si dense que j'avais l'impression de flotter dans du coton. C'était tellement... apaisant...
Alors que mes paupières commençaient à se fermer, la pression sur mon bras redoubla ; Fearghus se relevait. La douleur m'arracha des portes de l'inconscience. Je geignis ; des tâches noires apparurent devant moi.
–Tiens l'coup, gamine. Ça va aller.
D'un geste sec, l'asperge retira sa cape et la déposa sur moi. Le parfum de la tue-loup effleura ma conscience.
–Cela devrait contrer l'odeur du sang et l'empêcher de remonter notre trace, mais il faut faire vite ! Allez.
Fearghus ne se le fit pas répéter deux fois et s'élança. Mais très vite, un grondement sourd s'éleva dans notre dos. Contre mon oreille, le martellement s’emballa.
–Bei allen Göttern ! Courez, courez !
Fearghus accéléra l'allure. Un deuxième grondement retentit dans la seconde, accompagné d'un roulis de pierres. Les tâches noires occultaient désormais la moitié de mon champ de vision, le reste n'était plus qu'un amas de forme floue et les secousses de la course de Fearghus me ravageait, troublant encore plus ce qui m'entourait, mais je vis les ruines s'élever et s'abaisser, comme un battement de cœur. L'idée de les avertir me traversa, mais je n'avais pas la force de bouger les lèvres, encore moins de parler. Impuissante, je regardai ce mouvement se répéter, puis la bête creva la surface dans un hurlement.
Jäger et Fearghus jetèrent tous deux un coup d'œil dans leur dos. Le visage de mon patron se décomposa, tandis que celui du chasseur se contractait. Ce dernier s'arrêta.
–Gamin ? s'écria Fearghus en ralentissant.
–Continuez !
Jäger se retourna et tira une flèche de son carquois alors que la bête s'extirpait des décombres. Malgré la tue-loup sur la cape dont on m'avait couvert, elle s'élança immédiatement sur nos traces. L'explosion n'avait presque eu aucun effet. Elle boitillait légèrement, mais en quelques foulées, elle nous avait rattrapé. Jäger lança quelque chose dans sa direction, puis tira sa flèche. La chose éclata dans un bruit de verre ; une puissante odeur de tue-loup se répandit.
La senteur arrêta le monstre. Dans un rugissement furieux, il recula, mais s'éloigna pour la contourner et revenir sur nous. L'asperge jeta son arc sur son épaule, dégaina sa courte épée et fondit sur lui. La lumière accrocha sa lame lorsqu'il porta son premier coup.
Ce fut la seule offensive que je distinguai clairement. La suite alla bien trop vite pour mon esprit à deux doigts de m'abandonner. Je ne voyais que des formes floues, ponctué d'éclat de crocs ou de tranchant d'épée plongeant les uns sur les autres, ainsi que deux billes d’un rouge sanglant. La grosse ombre menait la danse et chargeait sans relâche la petite, qui esquivait plus qu’elle n’attaquait. Roulade au sol, bond en arrière, plaquage au sol… La petite ne pouvait s’arrêter. À la moindre erreur ou seconde de relâchement, c’en était fini pour elle. Les coups étaient si proches qu’à chaque attaque les deux silhouettes fondaient l’une dans l’autre pour ne former qu’une seule entité avant de redevenir deux être distincts.
Ces mouvements incessant et bien trop vif, les secousses de la course de Fearghus qui renforçait le brasier dans mon buste et mon visage… C’était trop. En quelques seconde, l’obscurité inonda mon champ de vision. Les ombres dansantes se brouillèrent encore plus, puis elles se noyèrent dans les ténèbres envahissantes avant de cesser de se dessiner à travers elles. Il n’y avait plus rien.
Un hurlement bestial me tira brusquement du néant dans lequel je m'enfonçais. Je rouvris les paupières et l’obscurité reflua juste à temps pour que je vois un coup atteindre le chasseur. Un cri lui échappa, son épée vola au loin, sa haute silhouette s'effondra.
Puis la bête plongea sur lui.
Cette scène se superposa à ce qui venait d'arriver à ma seanmhair. Le sang, les craquements, les morceaux de corps... J’étais de retour dans à la maison, tétanisé par la peur, tandis que la bête massacrait tantôt ma seanmhair, tantôt Jäger.
Mon esprit ne put le supporter. Alors que Jäger se redressait dans un mouvement qui le porta vers la bête, ma tête bascula en arrière et les ténèbres m’engloutirent.
La dernière chose que je perçus fut un éclat métallique jaillissant du néant, juste devant la gueule de la bête, et qui se jeta droit dedans.
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