Chapitre 19-2 : Coupable

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  –Ce n'est pas votre faute.

  Dans un halètement, je revins à l'instant présent. Jäger avait cessé de fixer le sol pour me regarder.

  –Pas ma faute, répétai-je ? Le fenrir ne s'est pas attaqué à nous par hasard. Un mouton coupé en deux a été déposé dans notre jardin ! Juste au pied de la maison !

  Ses yeux s'agrandirent.

  –Je vous demande pardon ?

  –Oui, un mouton coupé en deux, presque posé contre le mur, dans le jardin qui donne sur la forêt. Quelqu'un voulait que le fenrir nous attaque ! Et ce n'était pas certainement pas pour tuer ma seanmhair !

  Une seconde passa sans qu’il réagisse, puis, lentement, ses yeux retrouvèrent leur forme naturelle et son visage se ferma. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix n’exprimait plus la moindre émotion :

  –Quand avez-vous vu le cadavre, exactement ?

  –Quelques secondes avant que la bête jaillisse du bois. Ma chambre était saturée d'une odeur ferreuse. Comme la fenêtre était ouverte, j'ai regardé dehors et c'est là que je les ai vues. Les deux moitiés étaient au pied du mur et entières. Pas réduites en… en charpie. (Mon estomac se retourna alors que l'image du mouton se substituait aux derniers instants de ma seanmhair.) Ça aurait été le cas, si c’était la… la bête qui avait tué ce mouton, non ? On l’aurait aussi entendue le déchiqueter et je l’aurai trouvée dans le jardin quand j'ai regardé par la fenêtre, pas vrai ? Elle ne se serait pas amusée à tuer le mouton sans un bruit, retourner dans la forêt, puis revenir pour le massacrer avant de… de… avant de…

  –Non, m’interrompit Jäger, d’un air si sombre qu'une ombre semblait s'être répandu sur son visage. Les fléaux sont le reflet de le fureur divine. Ils tuent pour tuer. Ils ne jouent pas avec leur proie, ne les manipulent pas.

  –Alors ma seanmhair...

  –A été assassinée. Il va falloir avertir...

  –Alors c’est bien ma faute, dis-je en même temps. Puisque c’était moi qui devais être visée, elle est bien morte à cause de m...

  –Cela ne vous rend en rien responsable de sa mort.

  –Bien sûr que si ! m'emportai-je. Si je n'avais pas été là...

  –Il existe mille façons de faire souffrir quelqu'un sans que d'autres en pâtissent, mademoiselle. Si le coupable désirait uniquement s'en prendre à vous, il aurait choisi l'une d'entre elles. Cependant, il a décidé de se servir d'un fenrir. Un monstre créé dans l'unique but de détruire toute vie ayant le malheur de croiser sa route. Déposé un appas devant chez vous, alors que les effets du répulsif étaient amoindris, revenait donc à condamner toutes les personnes présentes dans la maison ; l'assassin ne pouvait l'ignorer. Alors, soit il se moquait bien de ce qui pouvait arriver à votre grand-mère, soit il souhaitait aussi la voir disparaître.

  Ma vue commença à se brouiller, aussi bien de rage que de tristesse.

  –Et pourquoi aurait-il voulu sa mort, hum ? Parce qu'elle avait l'affront d'aimer sa petite-fille. Une leith fuil. Ce qui nous ramène à moi.

  Ma voix se brisa sur cette dernière syllabe. L'ombre dangereuse qui recouvrait les traits de Jäger s'envola aussitôt. Malgré l'éclat de la bougie, qui durcissait son visage tout en angles, son expression s'adoucit.

  –Avez-vous forcé votre grand-mère à vous aimer, mademoiselle ?

  Mon pouls tressauta.

  –Non. Bien sûr que non. Mais il s'agissait de ma seanmhair, alors...

  –Je n’avais pas encore pousser mon premier cri que mes deux grand-mères ont maudit le jour de ma naissance.

  Son aveu tomba sur mon estomac comme une chape de plomb. Interdite, je le dévisageai dans l'attente d'une rectification. Jäger n'en fit rien. Avant qu'il ne tourne la tête pour se soustraire à ma scrutation, je ne vis que la profonde douleur que ces mots avaient réveillée.

  –Mais... pourquoi ?

  Comment pouvait-on en arriver à maudire un membre de sa propre famille ? Un nouveau-né, qui plus est !

  –Le pourquoi n'a pas d'importance, répondit-il d'un ton plus rauque que d'ordinaire. Si je vous ai confié cela, c'est pour que vous compreniez que les liens du sang ne font pas tout, que rien n'obligeait votre grand-mère à vous aimer. Elle aurait pu ne pas soutenir son fils lorsqu'il lui a présenté votre mère, la détester comme le reste de vos concitoyens, vous mépriser à votre tour, vous abandonnez à votre sort après la mort de vos parents... (Il me refit face.) Allez-vous lui reprochez de ne pas l'avoir fait ? D'avoir été différente ? D'avoir été plus ouverte ? D'avoir ignoré les préjugés des autres ? D'avoir aimé sa bru et sa petite fille ? (Ma gorge se noua tant que je secouai la tête, incapable de parler.) Alors ne vous en voulez pas. Vous ne pouviez contrôler l'affection qu'elle vous portait ; la seule qui en avait le pouvoir, c'était elle, et de ce que j'ai vu, elle avait embrassé cet amour, dans une situation où bien d'autres auraient tout fait pour l'étouffer. Donc si c'est bien la raison pour laquelle elle a été tuée, ce n'est en rien votre faute.

  Les larmes coulaient désormais librement sur mon visage. La culpabilité me pesait toujours, mais son poing autour de ma poitrine s'était desserré.

  Ce n'était pas ma faute... Pas entièrement.  

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