Chapitre 21 : La balafrée
Trois longues balafres couraient de mon front à mon menton en traversant mon visage de la droite vers la gauche. Par miracle, mes yeux étaient passés à travers les griffes. Mais mon oreille, mon nez et mes lèvres n'avaient pas eu cette chance. La première avait tout simplement été tranchée deux. Mon nez avait été touché par la griffe du milieu et semblait avoir été entraîné dans son sillage. Il n'était plus droit depuis que je me l'étais cassé, à tout juste trois ans, mais il n'avait jamais été aussi dévié. Et avant l'attaque, il était tordu dans l'autre sens. Quant à mes lèvres, elles étaient traversées par la plus basse lacération. Leur déformation me donnait l'impression qu'elles étaient faites de cire et que je m'étais tenue trop prêt d'une cheminée.
Les deux griffures du bas s'étendaient de façon superficielle sur ma gorge, où une quatrième apparaissait. Je tirai sur mon col pour suivre leur progression. Les bandages qui m'enserraient le buste et immobilisaient mon bras contre mon ventre m'en empêchèrent, mais le résumé de Fearghus émergea des confins de ma mémoire.
« Les trois griffures d'ton cou, elles descendent jusqu'à ta poitrine. La plus basse t'a traversé tout l'sein. T'as aussi la clavicule et des côtes pétées. Enfin, coupées. L'doc-soldat a dit que l'bestio t'a tranché les os comme si c'était qu'une foutue meute de beurre. T'as eu une putain d'chance. S'y l'avait planté ses griffes un peu plus profond, tu s'rais pas dans c'lit. Y t'aurais arraché la face et les poumons. »
De ma main libre, je suivis les trois balafres sur mon buste. Même à travers les bandes de tissus, je sentais leur relief aussi nettement que la déformation de mon sein.
De larges cicatrices gravées dans ma chair. Un visage défiguré. Une poitrine déformée. Et tout ça, à jamais. Est-ce que ça serait pire, une fois la cicatrisation terminée ou plus facile à affronter ? Avec les points sutures qui longeaient mes plaies d'un bout à l'autre, j'avais l'impression que ce visage n'était pas le mien. Qu'il n'était qu'un assemblage maladroit de lambeaux de chair cousus ensemble, comme l'était une poupée de chiffon avec des chutes de tissus. La lueur de la bougie n'arrangeait rien. Elle créait des ombres là où il n'aurait jamais dû s'en trouver sur un visage, accentuait les déformations de ma chair...
C'était hideux... J'étais hideuse. Avec toutes les critiques que mes compatriotes faisaient pleuvoir sur moi, je m'étais souvent demandée si j'étais vraiment laide. Je ressemblai à ma mère et je l'avais toujours trouvé jolie. J'aimais aussi la façon dont les yeux de mon père ressortaient chez moi. Deux billes vertes au milieu d'une mer sombre. À présent, la question ne se posait plus.
–J'ai l'air d'un monstre.
–Ce n'est pas...
Je coulai un regard à Jäger, le mettant au défi de continuer. Il me fixa un instant avant de reprendre.
–Cela aurait pu être pire.
–J'imagine...
Au moins, j'avais toujours mes deux yeux...
J'essayai de trouver un autre point positif, mais mon reflet fut bientôt trop difficile à supporter. Je posai le miroir sur les couvertures, face retournée. Même mon visage m'avait été arraché...
Quelque chose craqua dans ma poitrine. Le gouffre... il se réveillait.
–Mademoiselle ?
L'énergie que j'avais retrouvé depuis que j'avais vu ma cape à travers la toile du sac commença à refluer, attirée par les profondeurs de ce puits sans fond.
–Métisse, orpheline et défigurée... Je crois que j'ai vraiment offensé les dieux...
–Ne dites pas cela.
Je haussai l'épaule.
–En tout cas, c'est pas ça qui va m'attirer la sympathie dans le village.
Un léger pincement vint perturber la bouche de Jäger.
–J'aurais aimé pouvoir vous dire qu'être confronté jour après jour aux conséquences de leur haine pourrait changer le point de vue de vos pairs, mais c'est rarement le cas.
–Vous parlez par expérience ? (Après une seconde de silence, il opina.) C'est pour ça que vous vous êtes enfui ?
Son visage déjà neutre se vida d'absolument toute expression. Dans un léger mouvement de recul, il s'éloigna de la bougie et la pénombre se répandit sur lui. Même la chaleur naturelle de ses prunelles ambrées sembla s'éteindre. Lorsqu'il prit la parole, sa voix fut plus atone que jamais.
–Qui vous a dit que j'avais fui ?
–Vous, quand vous étiez en train de vous assoupir, après avoir préparé les doses de tue-loup. (Tout son corps se raidit.) Pas la peine de paniquer, enchaînai-je d'une voix traînante, lasse, vous avez pas dit grand chose. Juste ce qu'il fallait pour que je comprenne que vous aviez fui un endroit où vous vouliez pas être et où on vous retenait contre votre volonté, même si on voulait pas de vous. Ce qui n'a aucun sens, je tiens à signaler. (Il ne fit aucun commentaire, son masque inexpressif de nouveau brandi.) Alors ?
Il resta immobile, dans un statisme digne d'une statue, avant d'acquiescer.
–Mais est-ce qu'en partant, vous leur avez pas donné raison ?
En ce qui me concernait, le village fêteraient mon départ avec autant de ferveur que le Solstice. Que je foute le camp était son vœu le plus cher depuis ma naissance.
–Sûrement, admit le chasseur après quelques instants, mais je ne pouvais pas rester là-bas plus longtemps. Partir m'était... devenu vital. J'étais en train d'étouffer.
Et moi, allais-je étouffer si je restais ? Pouvais-je reprendre ma vie, après ce qu'il s'était passé ? Lors de ses confidences involontaires, j'avais dit à Jäger qu'au moins, dans ce patelin, je savais à quoi m'attendre. Mais c'était avant l'agression d'Aodhán, avant que quelqu'un tente de me tuer, avant que ma seanmhair soit assassinée, avant que je me retrouve seule... Il y avait en plus la possibilité que son meurtrier ne soit jamais retrouvé ou pire, jamais condamné. Si je restais ici, je foulerais les mêmes rues que lui, croiserais son visage encore et encore.
À moins que je m'en charge moi-même.
Le vide qui se propageait en moi s'arrêta brusquement. Il ne se retira pas, mais quelque chose remonta des profondeurs de l'abîme qui menaçait de m'engloutir et se rependit dans mes veines.
Quelque chose de froid, glacial.
Je n'avais pas encore informé les autorités de la présence du mouton que je les sentais déjà se détourner de cette affaire, classée la mort de ma seanmhair comme accidentelle. Après tout, c'était un fenrir qui avait fait le coup. Peut-être même était-il bien envoyé par les dieux, afin d'éliminer la leith fuil qui pourrissait la vie de la communauté par sa simple présence. Le mouton dont je parlais n'étais que le fruit de mon esprit traumatisé par la mort de ma dernière parente, ou une allégation parfaitement volontaire, mais complètement fausse, afin de semer le trouble dans le village. Et si, par miracle, l'un des membres de la maréchaussée reconnaissait qu'un mouton s'était bien trouvé devant chez moi, et, plus miraculeux encore, qu'il avait été tué avant l'attaque afin de servir d'appas, qu'elles étaient les chances qu'ils cherchent le responsable ? Le coupable avait visé la leith fuil et une vieille femme qui tenait à cette métisse. Elles n'avaient eu que ce qu'elles méritaient, pas vrai ? La seule raison pour laquelle les autorités risquaient de chercher le coupable, en fin de compte, ce serait pour le féliciter !
Je ne pouvais pas laisser ça arriver. Seanmhair devait obtenir justice. Je ne pourrais pas reprendre ma vie ici, ni partir, ni la rejoindre en sachant que son bourreau dormait sur ses deux oreilles la nuit venue. Quoi que je décide pour la suite, il fallait que je m'occupe de lui.
Que je lui fasse payer son crime.
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