Chapitre 22-2 : Retour
Alors, après que Fearghus fut repassé pour mon petit déjeuner, je repoussai les couvertures et sortis du lit. La tâche ne fut pas aisée et lorsque je parvins enfin à me mettre debout, tout mon corps se mit aussitôt à trembler. Mes jambes, encore plus que le reste. Une petite voix me soufflait de me laisser retomber sur ma couche, de retourner sous la couette, que rien de bon ne m'attendait de l'autre côté de la porte. M'agrippant fermement au dossier de la chaise, je fermai les yeux et pris de profondes inspirations. Petit à petit, mon vertige passa, la voix se tarit, la douleur reflua, mes genoux se stabilisèrent et je pus enfin effectuer les cinq pas qui me séparaient de la vieille commode. Une bassine était posée dessus. Je frissonnai en plongeant la main dans l’eau glaciale qu’elle contenait et en la passant sur ma peau. Mais à la fin de mes ablutions, je me sentais plus réveillée, plus alerte. L'eau froide avait désencrassé ma peau de la sueur de cette nuit, dénoué mes muscles ankylosée, aiguisé mes sens. Ma tignasse était encore grasse et toute emmêlée, mais après deux coups de peigne, j'abandonnai le combat et me contentai de la rassembler dans un chignon maladroit
Je revins ensuite à mon lit et retournai le sac de jute. Une avalanche de tissus se déversa sur le matelas. J'en tirai une jupe noire, un corsage brun et un earsaid en tartan de ces deux couleurs. Les couleurs de Zirka et Lupa, à qui notre âme et notre corps étaient respectivement confiés. Les couleurs du deuil. Difficilement, j'ôtai ma chemise de nuit, retirai mes bandages et m'habillai. Je me débrouillai pour nouer l’earsaid afin qu'il forme une écharpe pour mon bras. Ça m’évitait d’en porter une ; mon épaule blessée protestait déjà sous le poids de mes vêtements. Cependant, quand l'écarlate de ma cape attira mon regard, je ne pus la laisser sur le lit.
Lorsque je la revêtis, l'impression que Seanmhair m'aidait à la mettre, comme elle l'avait fait la première fois, m'effleura et mon indifférence se fissura dans un craquement sourd. Je fermai aussitôt les paupières, repoussant les larmes qui affluaient derrière. Je ne pleurerais plus. Pas tant que cette histoire ne serait pas terminée. Puisant à la place la force d'avancer dans sa présence, je quittai la chambre.
Un silence de mort régnait dans l'auberge. Patron, employés et clients étaient parti à l'église, pour l'office à Lumen. Mais ils reviendraient bientôt, accompagnées de la moitié du village, afin de profiter de leur jour de repos autour d'un verre. Et cette masse augmenterait encore lorsque la nouvelle de ma présence se serait répandue dans les rues. Je n'en avais aucun doute. Connaissant mes compatriotes, ils devaient s'impatienter de découvrir à quel point la bête m'avait défigurée ; certains avaient même dû parier à ce propos.
Ça m'arrangeait. Plus il serait nombreux, mieux je pourrais semer la discorde.
L'église sonna la fin de la messe lorsque j'arrivais au rez-de-chaussée. Je me rendis derrière le comptoir et commençai à sortir des choppes. Dehors, un brouhaha de conversation ne tarda pas à se faire entendre. Il grossit, grossit, puis la porte s'ouvrit à la volée. Du coin de l'œil, je vis Fearghus entrer, se tourner vers le bar, puis se figer. Luned, qui le talonnait, n'eut pas le temps de s'arrêter et lui rentra dedans. Le choc la renvoya en arrière alors que Fearghus ne bougea pas d'un pouce.
–Par les dieux, Ali, mais qu'est-ce tu fous là ?
–Je travaille. Tu avais dit que je pourrais revenir une fois que la bête aurait été tuée. Et la bête a été tuée.
–Aye, j'm'en souviens, mais t'as rien à faire debout. T'es pas en état. (Il me rejoignit.) Allez, r'tourne te coucher.
Il voulut me prendre le verre ; je raffermis ma prise.
–Ali...
Je ne dis rien, mais je ne cherchai pas à lui arracher le verre pour autant. Sans bouger, ni parler, ni même lui adresser une œillade, j'attendais qu'il le lâche de lui-même. Comprenant qu'il n'obtiendrait plus rien de moi, Fearghus tenta de déterminer mon état en m'observant. Il m'examina avec une telle intensité que je sentais son regard me parcourir des pieds à la tête ; on aurait pu le croire capable de voir mes blessures à travers mes vêtements.
Au bout d'un moment, il poussa un profond soupir en grommelant quelque chose à propos des gamines trop têtues, mais il lâcha enfin le verre.
–D'accord, tu peux rester. Mais j'te préviens, si j'vois qu'ça va pas, tu r'montes tout d'suite. Si tu l'fais pas, c'est moi qui t'ramenes dans ta chambre, et par la peau du cul. Aye ?
Je confirmai d'un faible « hum » qui pouvait tout dire. Après un nouveau marmonnement peu glorieux, Fearghus fit signe aux autres de rentrer. Ils furent si prompts à lui obéir qu'ils se pétèrent à moitié la gueule sur le pas de la porte. Pourtant, l'espace d'un instant, il n'y eut pas un bruit à part celui de leur quasi chute, de leur pas et de Fearghus, qui nous répartissait les tâches.
Puis une première langue se délia dans un murmure et, tel le premier glissement d'une avalanche, elle entraîna toutes les autres à sa suite.
–Par Lumen, matte-moi sa gueule.
–La bête l'a pas loupée.
–C'est encore plus moche que c'que j'pensais.
–Sèotla doit tellement r'gretter d'l'avoir gardée.
–Comment elle peut s'regarder dans l'miroir.
–C'est à vomir
–Du rouge alors qu'elle est en deuil ?
–Elle l'a bien cherché.
–À sa place, j'aurais préféré m'faire bouffer.
–Quelqu'un l'a vu aller voir Sèotla ?
–Elle en a rien à foutre.
–J'suis sûre qu'c'est elle qu'a fait l'coup.
–Si elle va la voir, ce s'ra pour pisser sur sa tombe, c'est moi qui vous l'dit.
–Elle a dû la pousser pour s'sauver.
–Sa seanmhair, nos coutumes, elle s'moque de tout...
–Elle est encore plus hideuse qu'avant.
–Pourquoi c'est elle qui s'en est sortie ?
Alors que chacune de ces remarques auraient dû me faire réagir, je me préparai à tenir le bar dans le calme le plus total. Cette absence de réaction, complètement anormale, ne manqua de pas d'interpeller. Certains se demandèrent si j'étais encore sous le choc, d'autres si la bête m'avait arraché la langue ou rendu sourde ; d'autres encore assuraient que je restais indifférente parce que la mort de Seanmhair ne m'affectait pas le moins du monde, puisque je ne l'avais en vérité jamais aimée.
Je pris note de tous ceux qui approuvaient cette théorie. Comme je prenais note de toutes les crasses qu'ils échangeaient à mon sujet, de leur façon de me regarder, de tous ceux qui mollardaient sur le seuil de l'auberge en voyant que j'étais de retour avant de repartir, de tous ceux qui préféraient s'installer à une table et attendre un serveur plutôt que de venir au bar car Fearghus m’y avait assigné, de tous ceux qui crachaient autant sur mon dos que sur celui de ma seanmhair. Comme j'allais prendre note de tous ceux qui allaient me parler, me présenter leur condoléance, de tous ceux qui allaient venir à l'auberge après avoir entendu parler de mon retour et de leur réaction, de tous ceux qui ne viendraient pas...
Tout. Sous mon indifférence apparente, je faisais attention à absolument tout ce qui m'entourait.
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