Fearghus et moi nous tournâmes vivement vers Jäger. Si je ne savais pas que ce type avait presque autant de réaction qu'une statue, je n'aurais rien remarqué. Mais je les vis. La soudaine tension dans sa mâchoire et ses épaules, ses yeux un peu trop ouverts, son souffle un peu trop rapide, sa voix un peu trop grave, cette question en wiegerwälder... Il semblait... inquiet ? paniqué ? en colère ?

  –Wann kommt... Quand cette marraine doit-elle arriver ? répéta-t-il en se reprenant.

  –D'main, normalement, répondit Fearghus, et c'est pas trop tôt. (Le chasseur prit une discrète, mais vive, inspiration.) Tu nous as protégés d'la bête pendant une s'maine et t'as failli crever en la butant. On aurait dû t'couvrir d'or, pas douter d'toi, t'envoyer derrière les barreaux et t'cracher d'ssus.

  Le malaise de Jäger commençait à devenir assez visible pour que j'arrive enfin à déterminer si l'arrivée de la Tírnanienne l'inquiétait ou l'irritait, mais je ne faisais déjà plus attention à lui.

  Demain.

  Cette échéance résonnait en boucle dans mon esprit. Alors que j’aurais dû être soulagée, ce n’était pas du tout le cas. C'était trop tard ; les soldats avaient tourné le dos à Seanmhair. Si je voulais que son meurtrier soit jugé, je devais m'en occuper. Une fée ne pouvait pas débarquer comme une fleur et prétendre que les autorités n'avaient pas abandonné ma parente, qu’elles s'étaient toujours souciées que justice soit faite ! Ma seanmhair ne méritait pas cette hypocrisie ! En plus, les Tírnaniennes étaient connus pour se divertir de nos tourments. Il était hors de question que Seanmhair deviennent un pion entre les doigts de cette marraine !

  Le feu de la colère s’éveilla brusquement dans ma poitrine, mettant à mal mon impassibilité. Mais, presque aussitôt, ma froide résolution l'engloutit, s'en nourrit. Alors que Fearghus pressait mon épaule intacte, me soufflant à travers ce geste que c'était bientôt fini, mon sang froidit encore, gelant jusqu'au plus profond de mon être. Tous mes sens s'en retrouvèrent décuplés. L’air de rien, je repris mon service. Ainsi que ma surveillance. Jäger ne tarda pas à quitter le bar pour sortir de l'auberge. Malgré l'ordre du lieutenant, les conversations à propos du fenrir reprenaient à demi-mots. Les villageois à côté du bar, qui avaient perçu des bribes de notre conversation, tentaient d'en savoir plus auprès de Fearghus et propageaient le mot dans l'auberge, conduisant d'autre personne à venir interroger le patron. Ils lui demandaient si tout était vrai, ce qui lui prenait de se ranger de notre côté, s'il me défendait juste pour me ménager. Une poignée lui somma d'arrêter de dire des conneries et de nous foutre à la porte une bonne fois pour toute, moi et Jäger ; après tout, il n'y avait plus de risque à ce que nous passions la nuit dehors.

  Pour toute réponse, Fearghus leur assénait simplement :

  –Si ça t'plaît pas c'que j'dis, la porte est là-bas. Tu peux la prendre dès qu't'as payé.

  Fidèle à elle-même, Luned chercha aussi à le ramener à la raison, sans plus de succès. Son intervention lui valut seulement d’être envoyée à la plonge, vu qu'elle avait le temps de jacasser. Ce ne fut que plusieurs minutes après son départ, que je me rendis compte d'un problème : depuis qu'elle avait claqué la porte derrière elle, plus personne ne circulait entre les tables avec un plateau croulant de verres. Devon n'était nulle part en vue.

  Ça faisait même un moment que je ne l'avais pas vu, réalisai-je après coup.

  –T'as envoyé Devon faire une course ? demandai-je à Fearghus.

  –Non, pourquoi ?

  –Ça doit faire quinze minutes qu'il est plus là.

  Il claqua la chope qu'il remplissait sur le comptoir.

  –Mais qu'est-ce qui nous branle encore, c'couillon ? (Il alla ouvrir la porte de la réserve.) Eh, Devon ! Qu'est-ce tu fous ? Tu t'es encore paumé en allant pisser ? Dépêche-toi un peu, y a plus personnes pour les tables.

  Quelques secondes passèrent, puis Fearghus s'écarta pour laisser passer son employé. Ce dernier sortit de la réserve la tête rentrée dans les épaules et avec autant d'enthousiasme qu'un condamné à mort en route vers la potence. Sans redresser le menton, il coula un regard dans ma direction et se figea en rencontrant le mien. Fearghus le remit en marche d'une bonne bourrade qui le fit tituber de quelques pas, malgré sa carrure de bon Lochcadais. La claque dut toutefois enclencher quelques mécanismes dans son esprit aux rouages mal alignés car Devon gagna le comptoir, empoigna le premier plateau qui lui tomba sous la main, puis disparut dans la foule. Depuis ma position, je le suivis avec attention. Je n'eus pas à attendre longtemps. Au bout de dix pas, il lorgna dans son dos et son regard tomba dans le mien. Il se détourna aussitôt en rentrant de nouveau la tête dans les épaules. Il me zieuta derechef cinq secondes plus tard. Puis encore une fois. Et encore une fois.

  À chaque fois que nos yeux se croisaient, il se repliait un peu plus sur lui-même, aussi bien physiquement que dans sa tête : il ne servit aucune commande correcte. Dans un soupir, Fearghus lui ordonna d'aller chercher Luned et de la remplacer à la plonge.

  –Y l'a foutu quoi c'te nuit pour être à la ramasse comme ça ? J'sais qu'y'a du monde c'matin, mais on a même pas commencé à servir l'déjeuner.

  En effet... Devon n'était peut-être pas très fute-fute, mais il était normalement assez fonctionnel tant qu'il n'y avait que des verres à remplir. C'était quand les plats s'ajoutaient qu'il perdait ses moyens et mélangeait les commandes. Son esprit était incapable de traiter autant d'informations.

  Et il avait beau aimé la plonge car il n'avait justement pas besoin de réfléchir, je l'avais rarement vu s'y rendre aussi vite.

  Servant de l'hydromel à Fióna, je gardais les yeux rivés sur la porte qui venait d'engloutir Devon. Luned ne tarda pas à la franchir en sens inverse. Elle m'adressa son éternel regard haineux avant de récupérer le plateau laissé par Devon. Dès qu'elle se fut mêlée à la foule, j'abandonnai mon poste pour me rendre à la réserve.

  Les chantonnements de Devon, qui tenaient plus du braiment d'un âne en fin de vie qu'autre chose, me conduisirent jusqu'à la petite pièce dédiée au nettoyage et rangement de la vaisselle. Sans manifester ma présence, mais sans chercher à la cacher pour autant, je m'appuyai contre le mur. Mon collègue me remarqua lorsqu'il voulut poser le verre qu'il venait de laver. Il eut un violent sursaut et le bock lui échappa des mains. Sa chemise était déjà tout éclaboussé et un nuage de mousse s'était perdu dans ses cheveux.

  –A… Ali.

  –Devon.

  Il recommença à rentrer le menton.

  –Tu... Tu d'vrais pas être là, balbutia-t-il. Vu qu'Fearghus t'as virée. C'est Luned qui l'a dit.

  –Mais Fearghus a dit qu'il me reprendrait une fois la bête morte. Et la bête est morte. Donc j'ai le droit d'être là. (Ma bouche s'étira dans un sourire peu amène.) Avec toi.

  Devon blanchit. Alors que ses lèvres s'agitaient sans proférer le moindre mot, ses yeux paniqués sautaient sur tout ce qui nous entouraient. Son côté simplet l’avait toujours alloué d’un petit quelque chose d’un enfantin, qui ne collait pas à son physique de Lochcadais, mais en cet instant, Devon ressemblait vraiment à un gamin pris la main dans le sac.

  Son regard fini par s'arrêter sur un point derrière moi.

  –Je... J'dois y aller. (Les bras encore pleine de mousse, il s'avança.) Je crois que Fearghus...

  Je plaquai ma main contre le mur, lui barrant le passage.

  –En effet, je crois que t'as deux-trois trucs à me dire. Alors on va causer un peu, aye ?

  Il fit un pas en arrière.

  –Non... J'ai rien... Je sais rien.

  –Vraiment ? Moi j'ai plutôt l'impression que tu sais plein de choses, mon cher Devon. Alors dis-moi : (je perdis mon sourire) qui a déposé le mouton dans mon jardin ?