Chapitre 26-1 : M
Le mouvement des braises libéra une gerbe d'étincelles. Je l'observai s'élever, se joindre un instant à la danse des flammes, puis disparaître dans le conduit de la cheminée. La dernière s'y engouffrait lorsqu'un gémissement perturba le crépitement du feu, seul bruit de la maison. Posant le tisonnier, je me redressai sans empressement, puis m'approchai de la table. Une masse gisait en-dessous. Elle était toujours inconsciente, mais d'après l'agitation sous ses paupières, elle n'allait plus tarder à en à se réveiller.
Sans la quitter des yeux, je sortis la fiole de ma poche et la vidai sur un torchon. Mais au lieu de l'appliquer sur ses voies respiratoires, je me rendis dans la chambre des enfants et leur infligeait ce traitement. Qu'ils se réveillent et soient témoins de ce qui allait se dérouler dans la cuisine était bien la dernière chose que je souhaitais. Ils tenteraient de m'arrêter et de chercher de l'aide ou hurleraient assez fort pour alerter le village. Je n'avais ni la force, ni la patience de m'occuper de ça. Et puis, ils allaient déjà souffrir des contrecoups de mes actions ; je n'allais pas en plus les traumatiser en me voyant faire.
Alors, après avoir retiré le torchon de leur visage, je les giflai.
Aucun des garçons n'eut la moindre réaction.
Bien. Le somnifère faisait effet.
Je ressortis de la chambre et fermai la porte dans mon dos. Un nouveau gémissement s'éleva tandis que je m'engageais dans l'escalier. Je descendis les marches et retournai auprès de la table sans presser le pas. En dessous, la silhouette avait commencé à s'agiter : sa tête roulait d'un côté, puis de l'autre.
J'aurais dû la renvoyer dans les vapes, mais en voyant ses yeux s'ouvrir, je reposai le torchon.
Pendant un moment, elle flotta dans cet espace entre conscience et inconscience. Ses paupières tentaient de rester ouvertes mais ne faisaient que papillonner. Sans l'éclat du feu pour illuminer ses prunelles, son regard était encore vitreux et ne parvenaient pas à se focaliser sur son environnement. Elle voulait parler, mais baragouinait si faiblement que je ne comprenais rien, hormis le nom de son mari et de ses gosses.
Puis une nouvelle lueur finit par éclairer ses yeux, cette fois-ci en profondeur. Ses sourcils se froncèrent et elle balaya de nouveau ce qui l’entourait.
Jusqu'à ce que j'entre dans son champ de vision.
Elle fronça les sourcils de plus belle.
–A... Ali ?
Je haussai un sourcil, sincèrement étonnée qu'elle m'ait reconnue. Elle n'était pas encore complètement consciente et gisait sous la table de sa cuisine, et je me dressai au-dessus d'elle, dos au feu mourant de la cheminée. Pour elle, je devais plus tenir de l'ombre que de la femme.
Elle cilla.
–Que... Qu'est-ce-tu... Où...
–Chez toi. Dans ta cuisine. Et je pense que tu sais très bien ce que je fais là, Luned.
–Je... Je sais pas. T'as rien... Rien à foutre chez moi. Sale... Sale leith fuil.
–Oh vraiment ? susurrai-je en m'accroupissant. Mes coups de poêle étaient pas assez clairs ?
–Tes coup de quoi ? Mais qu'est-ce tu racontes ? Casse-toi...
Et, parce qu'elle l'avait déjà tellement fait que c'en était devenu un réflexe, elle voulut me cracher dessus. Le mollard franchit à peine ses lèvres avant de s'écouler le long de sa joue.
–T'en es vraiment sûre, insistai-je ?
–A...
La deuxième syllabe se coinça dans sa gorge. Soudain figée, mon ancienne collègue me fixa de son regard encore légèrement voilé et je le soutins sans dire un mot. Les secondes s'étirèrent, le silence s'approfondit... et d'un coup, ses yeux s'écarquillèrent, toute trace de brouillard envolée.
Un sourire glacial déforma mes lèvres.
–Ah... Nous y voilà...
Luned eut un mouvement de recul, mais elle n'alla pas bien loin. Les torchons autour de ses chevilles et de ses poignets l'en empêchaient. Une véritable peur envahit ses traits.
–Miur ! hurla-t-elle.
–Pas la peine. Ton mari est pas encore rentré. Quant à tes gosses, t'auras beau t'égosiller, ils se réveilleront pas. Je m'en suis assurée.
Elle cessa aussitôt de se débattre.
–Tu... Qu'est-ce tu leur a fait espèce de monstre ?
Ni son visage livide, ni la terreur dans sa voix n'eurent l'occasion de faire naître la moindre satisfaction dans ma poitrine. Dès que l'insulte fusa, le sang-froid que je peinais à conserver depuis que Jäger était sorti de la maison se rompit. Le couteau de cuisine qui traînait sur la table se retrouva aussitôt plaquée contre sa gorge.
–Monstre ? C'est moi que tu traites de monstre, alors que tu en as envoyé un nous massacrer ? Je devrais réduire ta famille en pièces sous tes yeux ! Les lacérer à tel point que tu les reconnaîtrais plus ! Les jeter dans la tanière d'un loup et le laisser les dévorer devant toi ! Te faire entendre leurs hurlements et le bruit de leur chair qu'on arrache ! Te faire sentir l'odeur et la chaleur de leur sang !
Les souvenirs défilaient derrière mes paupières, me rappelant toute l'horreur, le désespoir et l'impuissance que j'avais ressenti en vivant tout ça. Sans m'en rendre compte, je pressai davantage ma lame contre sa peau. Luned ne bougeait plus. Une première goutte de sang roula sur sa gorge.
–Comment t'as pu lui faire ça ? Seanmhair a toujours été là pour t'aider. Quand tes fils étaient malades, quand t'avais personnes pour les garder, quand t'avais besoin de raccommoder des affaires... elle a toujours répondu présente. Même quand elle a commencé à devenir trop vieille pour ces conneries, même si tu me crachais dessus à longueur de temps, elle était là. Et toi... toi...
J'appuyai de plus belle et une vraie rigole écarlate coula.
–Je... J'ai rien fait, paniqua-t-elle. C'est Aodhan. Il...
–Aodhan serait venu me régler mon compte lui-même, crachai-je. Et tu crois vraiment que je serais là sans preuve ? Quelqu'un t'a aperçue en pleine discussion avec Heck, dans l'après-midi, alors que tu aurais dû être en train de bosser. Puis on vous a de nouveau vu ensemble, en fin de journée, cachés dans les stalles de l'auberge. Craig était aussi avec vous. Vous étiez déjà en pleine conversation quand mon témoin vous as surpris, alors il n'a pas tout entendu, mais il était là, quand tu disais que tout ce que vous aviez à faire, c'était attiré le fenrir jusqu'à chez nous et nous serions simplement ajoutés à la liste des victimes. Il était là quand tu leur as assuré que vous ne risquiez rien, car les soupçons se porteraient sur Aodhan, si jamais les autorités comprenaient que quelqu'un s'était servi de la bête. Il était là quand tu leur as dit qu'il était le suspect idéal à cause de ce qu'il s'était passé entre nous ce matin-là. Il était là, quand tes sbires ont émis des doutes vis-à-vis de la dangerosité de ce plan. Il était là quand tu leur as rappelé que le fléau ne s'en prenait en général qu'à une ou deux personnes avant de repartir. Il était là quand tu as affirmé que Seanmhair et moi serions par conséquent ses seuls victimes, que le reste du village ne courait aucun risque. Il était là quand ils ont commencé à se laisser convaincre et quand ils t'ont demandé si tu étais sûre et certaine que la protection de la tue-loup était assez faible pour que le fléau s'en prenne à ma maison. Il était là quand tu leur as confirmé ça. Il était là quand tu as dit que tout ce que vous deviez faire, c'était déposé l'appât après le couvre-feu, afin que personne ne vous voit…
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