Chapitre 27-2 : La tombe - Partie 2
Il aurait pu me planter le tisonnier chauffer à blanc que j'avais utilisé contre Luned en plein cœur que je n'aurais pas eu aussi mal. Comme s'il avait vraiment reçu ce coup, mon corps voulut se replier sur lui-même, alors que Fearghus me tenait toujours. Une plainte déchirante remonta de ma poitrine. Je dus me mordre la lèvre jusqu'au sang pour la contenir.
–Pourquoi tu fais ça ?
–Pour qu'tu comprennes.
–Parce que tu crois que j'ai pas compris ? Je l'ai vue se faire déchiqueter !
–Alors pourquoi tu voulais pas v'nir là ?
Mon cœur s'arrêta.
–Je...
Fearghus s'accroupit à mes côtés et tourna ma tête vers lui. Toute colère avait disparu de ses traits. Il avait retrouvé son air bourru, mais ses yeux étaient remplis de tristesse. Avec ses joues humides à cause de la pluie, il avait l'air d'avoir pleuré.
–Tu l'as peut-être vu s'faire déchiqu'ter, tu l'as pas vue entre quatre planches. Tu l'as pas veillée pendant une journée avant ses obsèques. T'as pas entendu c't'imbécile d'Père Iian prier pour qu'son âme, elle arrive dans les Jardins. Tu l'as pas vue s'faire descendre dans c'trou. T'as pas déposé la première pell'té d'terre. T'as pas vu tout ceux qu'étaient là j'ter les autres. T'as pas pris la pelle pour l'enterrer un fois qu'tout l'monde était passé. T'as pas pris l'temps d'lui parler une fois qu't'avais terminé, avant d'rev'nir à l'auberge pour porter son toast... T'as pas pu lui dire au r'voir. (Son visage se brouilla alors que je réprimais un sanglot ; la prise de Fearghus se relâcha.) Tu vois ? Tout c'que t'aurais dû faire pour comprendre qu'elle est morte, tu l'as pas fait. Alors p't-être que ta p’tite tête, elle savait, mais ton p'tit cœur, lui, y savait pas. Y voulait pas savoir. C'est pour ça qu'tu t'es senti mal après avoir puni Luned et c'est pour ça qu'tu voulais pas voir sa tombe. Parce qu'au fond d'toi, t'espérais toujours qu'elle allait r'vnir et ça, là, fit-il en pointant la stèle, mais sans me forcer à l'affronter de nouveau, c'est la preuve que ça arrivera pas. Quoi qu'tu fasses.
La boule dans ma gorge devint si grosse que je n'arrivais presque plus à déglutir. Serrant le poing sur ma jupe, je fermai les yeux et me pinçai les lèvres. À quoi jouait-il ? Croyait-il que me faire prendre conscience du caractère définitif de sa mort allait m'aider ? Que m'ôter tout espoir – même inconscient – allait me permettre d'aller mieux ?
Sentant soudain la main de Fearghus de nouveau sur ma tête, je me crispai, persuadée qu'il allait me forcer à la relever. Tout mon corps se relâcha lorsqu'il commença à fourrager dans mes cheveux, puis une sensation proche du manque m'étreignit quand il arrêta et retira sa main. Alors que je rouvrais les paupières, il se releva, puis s'éloigna et disparut dans la pluie. Je crus un instant qu'il m'avait abandonnée là, mais il ne tarda pas à revenir avec un torchon, qu'il me donna. Je fixai le tissu troué un long moment.
–Qu'est-ce que tu veux que je fasse avec ça ?
–À ton avis ? (Du menton, il m'indiqua la stèle.) Ces conneries, ça s'nettoye pas toutes seules.
–Se nettoy...
Par réflexe, je me tournai vers elle, à la recherche de crasse. Quand je réalisai ce que je scrutai, je m'empressai de regarder ailleurs.
–Pourquoi tu veux que je la nettoie ? Elle a pas une semaine et il pleut comme vache qui pisse.
–Et ? T'attends qu'les choses soient dégueulasses avant d'passer un coup d'ssus ? Non ? Alors au travail, avant que j'te foute un coup d'pied au cul.
Je fronçai les sourcils.
–Tu ferais pas ça.
Il croisa ses bras monstrueux sur son monstrueux torse.
–Un peu qu'le f'rait. Le bestio t'a pas gnaqué l'cul, à c'que sache. (J'en perdis mes mots.) Maintenant qu'c'est clair, bouge toi. On a pas toute la nuit.
Je baissai les yeux vers le torchon, puis, avec difficulté, les relevai vers la pierre tombale pour les rabaisser aussitôt.
–C'est censé m'aider à accepter ? murmurai-je.
–Bah, c'pas comme si on pouvait r'faire l'enterrement, alors faut bien trouver un truc.
–Et après ? Une fois que j'aurais plus aucune raison de me lever.
–« Plus aucune raison de me lever », non mais qu'est-ce que j'entends pas comme conneries...
Il se remit accroupi face à moi et me saisit le menton, pour être sûr que je ne me détourne pas. Ses yeux étincelaient de sévérité.
–Une fois qu't'auras fini d'laver la tombe, tu donneras un coup sur celles de tes vieux, pis tu vas t'lever et aller d'l'avant. C'est clair ? Comme t'es aller d'l'avant après la mort d’tes vieux.
–Mais j'avais Seanmhair à ce moment-là ! Maintenant...
–Et alors ? T'as plus personne donc tu baisses les bras ? Tu veux r'joindre Seotla ? Vas-y, fais-le et j'te jure qu'elle te l'fras r’gretter toute ta s’conde vie. Elle pourrait même trouver l'moyen d'te renvoyer ici, la connaissant, tellement elle s'ra furax ! Et tu sais pourquoi ? Parce que ça, là, fit-il en me désignant d'un vague geste de la main, c'est pas la Ali qu'on connait. Elle est passé où celle qui crache sur ceux qui lui crachent d'ssus ? Celle qui bastonne ceux qui parlent mal sur elle ou sur sa daronne ? Celle qui mouche ceux qui r'gardent l'fond d'leur verre, parce qu’y cherchent un crachat ? Celle qu'à assommer Aodhan et lui a r'fais l'portrait, alors qu'y fait trois fois son poids ? Celle qu'est allée dans la forêt chercher des tue-loups alors qu'y’avait un putain d'fléau dans l'bois ? J'sais qu't'as mal, là, mais tu peux l'faire, gamine. T'en as la force. Si t'avais pas c'te hargne, l'village t'aurais bouffée d'puis des années.
Plaquant fermement les mains sur ses cuisses, il se redressa et une lueur farouche, décuplé par l'éclat des lunes embrasa ses prunelles. Je ne m'étais même pas rendue compte que la pluie avait cessé et que les nuages s'étaient dispersés.
–Tu m'as dit qu'tu voulais monter à Seotla qu'tu méritais ta cape rouge, aye ? reprit Fearghus. Alors récupère c'te pauvre manteau qu't'as laissé dans la réserve avant d'partir, mets-le sur tes épaules et va t'construire une meilleure vie. Une vie digne d'une fille qu'est futée comme c'est pas permis, qu'a l'sang un peu trop chaud pour son prop' bien, qu'est pas du genre à s'laisser marcher sur les pieds et qu'a un cœur gros comme ça, même si elle le montre pas. (Son sourire se fit plus franc.) C'est comme ça qu'tu f'ras justice à Seotla et qu'tu la rendra fière, gamine. Pas en buttant tous les coupables ou en allant la r'joindre dans les Jardins. En avançant.
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