Chapitre 28-3 : Perspectives

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  Il opina encore avant de s’immobiliser. Une seconde passa, puis deux. Il devait espérer avoir mal compris mon sous-entendu, mal interprété mon petit sourire ou ce qui se lisait dans mes yeux. Tous ses espoirs furent brisés par Fearghus et ses cinq petits mots :

  –Eh, c'pas con, ça...

  Une brusque exaltation, de celle qu'on laisse normalement échappée après un coup de poing dans le ventre, franchit les lèvres du chasseur.

  –Nai... (Il secoua la tête.) Nai, nai, nai, nai. Sie... Vous ne venez pas avec moi.

  –Mais on va au même endroit. Ce serait con de se séparer.

  –Et ce s'srait plus sûr pour elle, renchérit Fearghus. En temps normal, j'm'inquièt'rais pas trop, mais là, elle est pas en état d'se défendre si un connard veut lui faire les poches. Ou pire.

  Son sous-entendu me noua l'estomac. Ça non plus, je n'y avais pas pensé. Mais je n'avais pas envie que Jäger accepte juste par pitié. Avec la venue de la bête le jour de son arrivée, l'agression d'Aodhan, l'attaque du fléau, le meurtre de ma seanmhair et même mon cauchemar, je m'étais déjà retrouvé bien trop de fois dans la peau de la demoiselle en détresse qu'il avait eu besoin d'aider, voire sauver. Si nous partions ensemble, ça devait être sur un pied d'égalité, alors je pris sur moi pour ravaler mon malaise et balayai l'argument de Fearghus.

  –C'est pas pour ça que je veux voyager avec toi, Jäger. Donnez-moi une poêle et je devrais pouvoir me débrouiller jusqu'à mon rétablissement.

  –Ali..., commença Fearghus.

  Je le fis taire d'un regard noir avant de me reconcentrer sur le chasseur totalement immobile et aux traits inexpressifs, comme figés dans le marbre.

  –Je te demande pas de jouer les gardes du corps et encore moins de me passer la bague au doigt, Jäger. Mais on va tous les deux en Wiegerwäld, donc on doit tous les deux se rendre à Portdam pour prendre le bateau. Ce serait plus logique et plus sûr pour nous deux de voyager ensemble au lieu de se suivre comme deux crétins.

  Sa réponse ne se fit pas attendre.

  –Nous n'allons pas voyager, mademoiselle, nous allons cavaler. Et je n'ai jamais dit que je comptais partir de Portdam. Contrairement à vous, les soldats savent que je suis wiegerwälder, ce qui fait de Portdam ma destination la plus logique et les soldats le savent. Puisqu'ils me suspectent toujours, ils ont peut-être déjà transmis mon signalement aux autorités de la ville, en prévision d'une fuite de ma part. Il se peut également qu'ils aient une pierre de communication qui leur permettra de les alerter de mon départ. Tout cela en fait finalement le port le moins sûr pour moi.

  –Alors tu veux partir d'où ? s'enquit Fearghus.

  Les yeux de Jäger glissèrent brièvement vers l'étage avant qu'il ne réponde.

  –À Sruthteth. De nombreux marchands ilẹgusuns font escale à Wiegerwäld avant de rentrer chez eux. Et non, ça ne change rien, asséna-t-il en me voyant ouvrir la bouche. Les soldats de la reine vont être déterminés à me rattraper et ils font partis de l'élite de votre armée. Leur échapper n'aura rien d'une sinécure. Je vais devoir brouiller ma piste, peut-être requérir toute la vitesse de mon cheval, une cadence difficilement tenable même pour un cavalier habitué aux pegards. Et c'est sans parler de la magesse. En fin de compte, atteindre Sruthteth, embarquer sur un navire et atteindre la haute mer s'annonce particulièrement ardu. Déjà seul, je ne suis pas sûr d'y parvenir, alors avec vous, dans votre état ?

  Je me renfrognai, l'estomac désormais dans les talons. J'avais parlé de « voyager » parce que c'était le premier mot à m'être venu à l'esprit. Je savais évidemment que ça n'aurait rien d'un voyage à proprement parler. En revanche, les autres problèmes qu'ils avaient soulevés... Je n'y avais pas songé et ils étaient difficilement contestables.

  Mon air dut lui faire pitié, car l’indifférence de Jäger faiblit.

  –Je ne dis pas cela pour me débarrasser de vous, mademoiselle. Pas seulement, admit-il devant nos moues dubitatives, mais dans notre situation, l'union ne fera pas la...

  Il se tut d'un coup. Les sourcils légèrement froncés, il se pencha sur le côté, puis descendit du tabouret. Une vive inquiétude me gagna en le voyant se mettre en marche de ce pas digne d'un prédateur. Par réflexe, je balayai la pièce du regard, à la recherche de la menace qui le faisait agir ainsi. Mais il n'y avait rien. Le soldat à l'étage s'était redressé en voyant le chasseur bouger, mais sans quitter sa position. Muir pionçait toujours sur sa table.

  Mon attention revint vers Jäger au moment où il s'arrêta devant la fenêtre. Je relevai immédiatement les yeux pour regarder dehors. Les nuages masquaient de nouveau les lunes. Tout n'était qu'obscurité et brume. Mais au loin au-delà de la place, deux points rouges transperçaient les ténèbres.

  L'image de deux yeux cramoisis s'ouvrant soudain dans l'ombre de la forêt ressurgit aussitôt de mon esprit. Mon cœur s'arrêta. Dans un mouvement de panique, je descendis du tabouret.

  –Ali ?

  Je me figeai. Pas à cause de Fearghus ; le sang rugissait à mes oreilles, étouffant tout le reste. À cause des lueurs. Elles venaient de s'agiter. Non, des ondulations les agitaient. Et elles n'étaient pas d'un rouge sanglant, mais d'un orange flamboyant.

  Des torches... C'étaient des foutues torches.

  Le soulagement me submergea si vite que mes jambes manquèrent de me lâcher. Un battement plus tard, il n'en restait plus rien. Une masse sombre commençait à se dessiner dans la brume. Une masse sombre et grouillante, qui se déployait sur toute la largeur de la rue et avançait droit vers la place.

  Un frisson glacial me dévala l'échine.

  –Dis-moi qu'c'est pas c'que j'pense, gamin, lâcha Fearghus.

  Un éclat attira mon attention. Je devinais plus que je ne vis les dents d'une fourche. Je devinais plus que je n'entendis le début d'un grondement sourd et houleux.

  –Je suis navré, monsieur, mais c'est exactement ce que vous pensez.

  –Par les dieux !

  –Mais comment ils ont su ? murmurai-je.

  Muir était toujours derrière nous, en train de ronquer sur sa table. Alors qui ? Personne n'aurait dû rendre visite à Luned et Muir au milieu de la nuit ! Cette salope s'était-elle réveillée plus tôt que prévu et avait appelé à l'aide ? À moins que ce soient ses gosses ? Après tout... je leur avais seulement fait inhaler les effluves du laudanum. Ils n'en avaient pas bu.

  –On s'en fout de comment, trancha Fearghus. Y savent et y viennent pour toi, c'est tout c'qu'y a à com...

  –Que se passe-t-il ?

  Fearghus et moi nous retournâmes d'un bloc et mon cœur sombra. Le soldat en haut de l'escalier, je l'avais complètement oublié ! Une main posée sur le pommeau de son épée, il dévalait l'escalier.

  Mes lèvres s'agitèrent, en quête d'une excuse, mais rien ne sortit. Ma bouche était sèche, mon esprit vide.

  –Il se passe qu'une foule houleuse s'approche, déclara Jäger d'une voix posée, comme si de rien n'était alors que la colère des villageois commençait à véritablement se faire entendre.

  –Comment ?

  Le soldat sauta les dernières marches et traversa la pièce à grandes enjambées pour rejoindre le chasseur à la fenêtre. Lorsqu'il passa devant nous, je ne pus m'empêcher de reculer d'un pas. Dehors, son collègue s'avançait à la rencontre de la foule. Les portes des maisons alentours s'ouvraient à mesure que cette dernière progressait, puis des silhouettes venaient grossir ses rangs.

  Le soldat poussa un soupir exaspéré.

  –Qu'est-ce qui leur prend, cette f...

  La fin de sa question s'étrangla dans sa gorge. Le coude de Jäger venait de le frapper en plein flanc. Son attaque avait été si vive, si soudaine que je n'avais rien vu.

  Se tordant sous l'impact, le militaire pivota vers lui pour répliquer. Le paume de Jäger le cueillit en plein pif. La tête du soldat parti en arrière avant de repartir tout de suite en avant comme l'autre main du chasseur le frappait à la gorge. Un faible sifflement passa entre les lèvres du soldat. Il tenta de répliquer, mais déjà, Jäger refermait ses doigts sur ses cheveux tout en esquissant un pas sur le côté et en lui crochetant les pieds. L’homme bascula ; son poing loupa complètement sa cible et Jäger précipita sa tête vers le rebord de la fenêtre, son mouvement renforcé par la chute de son adversaire.

  La tempe de ce dernier heurta le bois dans un bruit sourd. Ahurie, je vis ses yeux rouler dans ses orbites, puis il s'effondra. Il avait tout juste toucher le parquet que Jäger le délesta de ses armes, qu'il balança hors de portée. Il le tira ensuite derrière le bar, où il lui retira sa ceinture, dont il se servit pour lui attacher les poignets, et le bâillonna à l'aide d'un torchon.

  Puis il se tourna vers nous, le visage vide de toutes expressions.

  –Où sont vos affaires ?

  –Elles... euh... La chambre. À côté de la porte.

  –Très bien. Allez dans la réserve, je reviens.

  Il passa par-dessus le comptoir et s'en alla engloutir les marches quatre à quatre et disparaître à l'étage sans briser une seule fois le silence de l'auberge.

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