Chapitre 32-2 : Pari
–Oh dieux, je n'en reviens pas. De toutes celles qui auraient pu te trouver... Par Sihid, tu as tellement changé ! La dernière fois que je t'ai vu, tu étais haut comme trois pommes, tes joues encore toutes rondes et tes cheveux tout lisses ! Même tes yeux n'avaient pas encore cette couleur ! Pas étonnant que je ne t'ai pas reconnu ! Laisse-moi te voir de plus p...
–Approchez-vous encore d'un pouce et cette fois, aucune couche d'argent ne vous protégera d'un empoisonnement à l'os de fléau.
La menace de Jäger cingla l'air, aussi tranchante que la lame entre ses mains. La marraine s'immobilisa, mais sans perdre le sourire. Au contraire, celui-ci se décupla et une lueur qui me donna froid dans le dos s'alluma dans ses yeux. On aurait cru un chien devant un morceau de barbaque.
–Même acculé, tu refuses d'abandonner le combat ? En plus de s'être paré d'un beau plumage, l'oisillon a donc enfin fini par sortir ses serres ? De ce que j'avais entendu à ton sujet, tu avais développé un caractère effacé des plus horripilants. Toujours à te cacher, toujours à prendre sur toi, toujours à te taire, toujours à te faire le plus discret ou le petit possible afin que personne ne te remarque... Tu sais que nous avons lancé des paris, vis-à-vis du temps que durerait ta fugue, quand nous avons appris que tu t'étais enfui ? À cause de cette attitude, la majorité ne te donnait qu’une paires de mois. D'autres un ou deux ans. J'ai pour ma part décidé de suivre Puck et Angus. Au grand déplaisir de Clarisse, ils ont toujours été persuadés qu'un véritable griffon se cachait sous tous ces regards et mentons baissés. Ils ont donc dit que tu t'en sortirais, que tu t'endurcirais. Et quand j'ai entendu comment tu avais frappé Clarisse quand elle a insulté ta mère, cinq minutes à peine après la crémation...
–Je vous interdit de parler d'elle !
Je cessai de respirer dans un hoquet de stupeur. Je savais déjà que Jäger détestait les fées. J'avais vu l'inimité qu'il leur vouait fissurer son expression stoïque, glacer ses traits, l'envelopper d'une aura si inquiétante que pendant un instant, la seule et unique fois qu'il m'avait parlé d'elles, j'avais eu peur de lui. Mais je n'avais pas compris qu'il les haïssait. Il ne restait plus rien de son masque d'indifférence. Il avait hurlé ces mots, le visage tordu de rage et les yeux brûlant de haine.
Au lieu de s'en inquiéter, voir son air impassible se désintégrer à cause d'elle ne fit que sourire la Tírnanienne de plus belle. Je ne comprenais rien à ce qu'il y avait entre eux, à qui était vraiment Jäger, mais une chose était sûre, cette salope se délectait de le mettre à nu, de le faire sortir de ses gonds, de se jouer de lui. Et peu importe s'il en souffrait.
–Oui, vraiment, murmura-t-elle avec satisfaction. Je suis heureuse de m'être rangée de leur avis et de voir que tu as vécu à la hauteur de nos attentes. Cela ouvre la porte à tant de perspectives... Ton allure tout à fait charmante malgré ton visage trop long, tes yeux un peu trop rapprochés et ta maigreur définitivement contraire aux critères de virilité de bien des pays, la liberté à laquelle tu as goûté ces dernières années, tes serres et ton esprits désormais bien acérés... Quels effets ils feront, lors de ton grand retour à la cour...
Jäger dégaina instantanément une seconde lame, mais alors qu'il allait la lancer, un coup invisible le frappa à l'arrière des jambes et il tomba à genoux dans la boue. Le nouveau poignard qu'il venait de tirer fut arracher à sa poigne et son autre bras, plaquée contre son flanc. La panique supplanta soudain sa colère et sa haine. Luttant contre le sort, il tenta de se redresser, ou simplement lever son bras encore armé. En vain.
D'un pas lent, sûr, conquérant, la fée le rejoignit et engloba son visage de ses mains délicates. Ce contact arracha un violent mouvement de recul au chasseur, mais il ne put reculer assez loin pour se libérer de ces paumes indésirables.
–C'est donc pour cette raison que tu ne voulais pas que je t'approche ? Non pas car tu craignais que je te reconnaisse, mais car tu avais peur que je te ramène à ton père ? Une crainte tout à fait justifier, susurra-t-elle en lui passant une main dans les cheveux, car j'en suis tout à fait capable. Malgré tes armes en os de fléaux, ton adresse avec des lames et un arc, ton pégard, ton intelligence, ou même ta faible résistance, tu ne restes qu'un homme. Un humain. Tu ne fais pas le poids face à moi. Il me serait si facile de te ramener à Melchior... Le pauvre homme a beau te savoir en vie grâce à ta chevalière, il n'a plus passé une nuit complète depuis ta disparition. Sais-tu qu'il se rend régulièrement chez ta tante, dans l'espoir que tu serais passé la voir ? Qu'il envoie encore et toujours des hommes à travers le pays pour te retrouver ?
–Taisez-vous...
–Qu'il reçoit régulièrement des jeunes hommes qui prétendent être son fils perdu, mais qu'il les renvoie tous dès le premier regard, sans même vérifier qu'ils possèdent bien la chevalière familiale ou demander confirmation à mes compatriotes ? Qu'il ne cesse de prier les dieux pour que tu lui reviennes ?
–Taisez...
–« Juste une fois », les supplie-t-il. « Je sais que je n'ai aucun droit de quémander votre aide dans cette situation, mais je vous en prie, Lumen, laissez-moi le voir juste une fois, m'assurer qu'il aille bien, le serrer contre moi, lui dire que j'ai eu tort, que je suis désolé, qu'il n'est pas le seul à qui elle manque... »
Sa voix cristalline laissa place à un profond silence. Plus aucun « Taisez-vous » n'avait pourtant chercher à l'étouffer et aucun autre ne risquait de le faire lorsqu'elle reprendrait la parole. Le souffle court, Jäger fixait un point dans le vide, le visage disputé par bien trop d'émotions à la fois. Dévoiler les vrais sentiments de son paternel ou le forcer à reconnaître que cet homme tenait à lui, peu importe ce que la fée avait fait, elle avait frappé exactement là où il fallait. Jäger ne pouvait même pas essayer de la contredire. Aucun mensonge ne pouvait sortir de la bouche des fées.
Mais être incapables de mentir n'obligeait pas à énoncer toutes les vérités ou à les formuler clairement. Les Tírnaniennes pouvaient tout à fait omettre celles qui les desservaient ou leur déplaisaient. Elles pouvaient tout à fait jouer avec les mots afin de troubler le sens de leurs phrases, faire entendre le contraire de ce qu'elles disaient...
Du pouce, la fée commença à caresser la joue de Jäger, un sale petit sourire aux coins des lèvres.
Mon sang s'échauffa.
–Cette séparation a assez duré, tu ne trouves pas ? Trois ans qu'elle vous a quittés. Trois ans que tu as disparu sans un mot. Trois ans que vous êtes seuls, sans personne avec qui partager votre peine. Trois ans que vous souffrez tous les deux... Laisse-moi vous aidez à y mettre un terme, Thébaldéric. Pour son bien, mais aussi pour le tien, laisse-moi te reconduire auprès de lui...
–Et qu'est-ce que vous gagnerez à être celle qui le ramènera à son paternel ?
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