Il me jeta un regard en coin avant de le reporter sur l'horizon. Un éclat illumina alors ses yeux plus ambrés que jamais avec ses cernes presque noirs et le soleil. Ce fut très bref, mais si intense qu'il me donna l'impression de transcender les deux semaines de bateau qui nous attendaient pour atteindre son pays, toiser les soldats et son père qui se rendaient peut-être déjà au port où nous devions débarquer, les mettre en garde : il ne retournerait pas au palais. Il avait peut-être trahi sa position, mais il ne s'avouait pas vaincu. Qu'ils le veuillent ou non, il comptait bien leur filer entre les doigts.

  Cette perspective me noua l'estomac autant qu'elle m'échauffa le sang. Pour quelqu'un comme moi qui aurait tout donné pour ma famille, savoir qu'il refusait de revoir son père alors que celui-ci souffrait de leur séparation me mettait mal à l'aise, mais à l'idée qu'il envoie chier la fée en trouvant un moyen de se sortir du bourbier dans lequel elle l'avait fourré... Eh bien, je n'allais certainement pas me mettre au travers de sa route.

  Bien au contraire...

  –Si t'as besoin d'un coup de main pour lui échapper, hésite pas.

  S'il était surpris que je n'aie pas besoin d'attendre qu'il formule ses intentions pour les comprendre, il n'en montra rien. Son regard coula juste un instant sur moi avant de se perdre à nouveau sur l'horizon.

  –Vous n'avez pas de dettes envers moi, mademoiselle, vous n'avez pas besoin...

  –Un peu que j'ai des dettes envers toi. Tu veux que je sorte la liste de toutes les fois où tu m'as sorti du pétrin ?

  –Ce n'est pas une raison pour que...

  –Si. M'acquitter est une raison suffisante ; j'ai pas l'habitude de traîner des ardoises alors si je pouvais m’en débarrasser, ça m'arrangerait. Mais c'est loin d'être la seule raison...

  –Alors pourquoi ? Je vous ai menti et...

  –J'appellerai plutôt ça une omission. Et puis, c'est pas comme si quelqu'un t'aurais cru. Je veux dire, un foutu prince...

  Les épaules de Jäger se raidirent.

  –Je ne suis pas un prince.

  Je balayai l'air de ma main valide.

  –Aye, aye, t'es un bâtard et les bâtards sont pas considérés comme de vrais personnes, alors comme un vrai prince… N'empêche que t'es le fils du roi avec une énorme chevalière pour le prouver. Je devrais te donner de la courbette et du Votre Altesse.

  –Non, répliqua-t-il aussitôt. Je n'ai pas le droit à ce titre.

  –Pas besoin d'être aussi pointilleux, soupirai-je. T'as compris où je voulais en venir. (Cette fois, il n'argumenta pas.) Bien. Je disais donc que je me moquais bien de tes mensonges. Je comprends pourquoi t'as caché qui t'étais. Et non, je t'en veux pas d'avoir attendu aussi longtemps pour te servir de ton immunité diplomatique, au cas où tu te posais la question. Celle à qui j'en veux, c'est la fée. Je déteste qu'elle se soit servie de moi pour parvenir à ses fins, d'avoir été la pièce maîtresse de sa machination. Si tu savais comme j'ai envie de lui faire bouffer un mur... (Je me tournai vers lui.) Voilà la deuxième raison pour laquelle je veux t'aider. Je sais que je pourrais jamais la frapper, mais je peux au moins faire en sorte qu'elle ait pas le dernier mot en t'aidant à échapper à ton paternel. Même si elle doit s'attendre à ce que tu te laisses pas faire et que je rentrerais par conséquent dans le jeu en te filant un coup de main, je m'en moque. Tant que je peux foutre un coup de pied dans son piédestal, lui faire ravaler sa suffisance, lui démontrer que je suis pas qu'un parasite qui profite des autres, je suis partante.

  –Donc c'est pour vous venger d'elle, conclut-il.

  –Oui... Mais pas seulement, admis-je après une seconde d'hésitation. Même si cette salope était pas responsable de cette situation et si je te devais pas la vie, je t'aurais proposé mon aide, parce que je m'en voudrais de rester les bras croisés. Parce que t'es un chic type et que j'ai pas envie qu'on te force à quoi que ce soit. Parce que j'ai besoin de m'occuper l'esprit pour les semaines à venir, afin d'éviter de ressasser tout ce que j'ai perdu. Parce que j'ai aussi envie de te montrer que je suis quelqu'un sur qui on peut compter et pas seulement une demoiselle en détresse en constant besoin d'être sauvée.

  Il cilla plusieurs fois, puis se tourna enfin vers moi.

  –Une demoiselle en détresse ? Vous pensez que c'est ainsi que je vous vois ?

  –Ben, vu toutes les fois où tu m'as sauvée en quelques semaines...

  –Et cela devrait avoir occulté tout le reste ?

  Je soufflai du nez.

  –Quel reste ? La grande gueule qui arrête pas de cracher sur tout le monde ? La campagnarde sans le sou ? La malade qui a rien ressenti en mutilant une mère de famille ? Pas sûre que ce soit plus glorieux. Enfin bref, je sais que je devrais pas me réjouir que tu sois dans la merde, que ça fait de moi une égoïste, que je devrais pas te dévoiler cette nouvelle facette peu reluisante, surtout que c'est ce que tu reproches à ton paternel, mais j'avoue que l'idée que nos rôles soit inversé, que je puisse te prouver que je vaux plus que tout ce que t'as vu de moi jusqu'à présent... Eh bien, c'est pas pour me déplaire et j'aimerais m'en saisir. Alors... partenaire ?

  Je tendis la main avec bien plus d'assurance que je n'en ressentais réellement. Qu'est-ce qui m'avait pris d'admettre que je partageais le même défaut que son père ? L'homme qu'il fuyait et pour lequel j'étais censé lui apporter mon aide ? S'il était déjà réfractaire à mon aide avant, je le voyais mal changer d'avis maintenant. Qui irait échanger un égoïste pour un autre.

  Et pourtant... Après avoir fixé ma paume l'espace d'un instant aussi court qu'interminable, il referma sa main autour de la mienne. Mon cœur manqua un battement.

  –Tu... Tu es sérieux ?

  –Bien sûr. Pourquoi ?

  –Parce que je viens d'avouer que je suis une égoïste, comme ton père ?

  Une ombre passa sur ses traits.

  –Vous ne lui ressemblez en rien.

  Ce fut suffisant. M'autorisant enfin à accepter la réalité de notre nouvelle collaboration, je sentis mon cœur se gonfler de joie, mon sang s'échauffer, mes épaules se redresser et un sourire carnassier se dessiner sur mes lèvres. Mille pensées se mirent à me traverser l'esprit.

  –Bon, qu'est-ce que je dois savoir ? Est-ce que tu as déjà une idée de ce qui nous attends précisément ? Juste des soldats ? L'une de ces saloperies de marraines ? Ton père en personne ? Tu as déjà commencé à réfléchir à un moyen de leur filer entre les doigts ?

  Et alors que je poursuivais mon interrogatoire sans lui laisser le temps de répondre, le questionnant sur tout et n'importe quoi qui me semblait utile, son expression indéchiffrable se dissipa. Juste assez pour que je vois ses yeux s'adoucir.

  Et ses lèvres esquisser l'imperceptible sourire qui en était à l'origine.