La jeune fille devant le miroir
Elle se regardait dans le miroir, mais ce qu’elle y voyait ne lui plaisait décidément pas. Un petit ventre commençait à poindre entre ses hanches et le temps commençait à laisser ses marques sur son visage jadis si lisse et soyeux. Elle, qui autrefois n'usait d’aucun artifice, commençait à dissimuler ses prémices de rides derrière un maquillage aux tons terreux. Sa poitrine était pourtant encore consistante et son visage attrayant. Ses deux grossesses avaient laissé des marques indélébiles sur sa peau. Son abdomen se marquait de vergetures disgracieuses.
D’année en année, elle se montrait de plus en plus pudique. Son mari lui avait pourtant répété des centaines de fois qu’il la trouvait belle comme au premier jour et qu’il la désirait plus que tout, mais, bien que touchée par son attention, elle n’en croyait pas un mot. Elle avait commencé par ne plus aller à son cours de natation collectif du jeudi soir sous prétexte qu’elle n’avait plus le temps ou qu’elle était fatiguée. Se montrer moins vêtue durant l’été était devenu difficile pour elle. Elle préférait maintenant porter des vêtements légers, amples et couvrants plutôt que ses anciennes tenues moulantes montrant ses formes séduisantes.
Elle était là, nue devant son reflet qui lui renvoyait une image déformée de ce qu’elle désirait être. Éternellement jeune, voilà une chose pour laquelle elle aurait beaucoup donné. Bien entendu, elle n’aurait pas tué pour obtenir ce privilège mais elle le désirait assez pour y laisser une part d’elle-même. Retrouver sa fraîcheur et sa féminité de jeune demoiselle aurait été pour elle une bénédiction, quitte à en payer le prix.
Sur l’entrefaite de ses pensées, son reflet dans le miroir se mit à onduler, d’abord légèrement et ensuite de façon plus accentuée, tel un rideau de chaleur créant des illusions d’optique dans le désert aride. Elle cligna des yeux pensant que c’était le fait d’un voile de larmes devant ses yeux, mais le phénomène s’accentua encore jusqu’à laisser place à l’image d’un visage. Elle sursauta, cria de terreur et enfila rapidement l’essuie de bain qu’elle avait laissé sur son lit afin de dissimuler sa nudité au regard perçant qui la fixait de l’autre côté du verre réfléchissant.
Elle hésita à regarder à nouveau dans la direction de la glace suspendue de peur d’être à nouveau surprise par des yeux inconnus la scrutant avec intensité. C’est à ce moment qu’une voix d’outre-monde se fit entendre dans la pièce et la fit se hérisser.
—N’aie crainte, j’ai ouï ton cri sourd. La calamité qui t’accable m’émeut et je ne puis rester sans agir devant la détresse qui est tienne.
La femme ne savait pas comment réagir, elle lança un regard hésitant et craintif en direction de l’image qui s’adressait à elle. Elle reconnut la femme qui la regardait comme à travers une fenêtre. C’était elle-même, au début de son âge adulte. Elle avait, dès lors, la beauté la plus rayonnante qu’elle ait eue de sa vie jusqu’à aujourd’hui.
—Il existe une solution à ton malheur. Qu’es-tu prête à donner en offrande d’un tel cadeau ?, demanda la voix inhumaine.
Elle hésita, regarda les quatre coins de la pièce dans laquelle elle se trouvait et répondit timidement qu’elle n’avait rien de particulier à donner. En effet, elle n’avait pas de biens de valeur suffisante à ce qu’elle estimait pouvoir valoir un présent comme celui-là.
—Oh… Bien entendu, que tu as des choses à donner en paiement de ce magnifique don. Tu en as même un certain nombre dont tu pourrais te délester sans que cela ne t’incommode.
La femme s’interrogea sur le sens de ces paroles et se demanda s’il s’agissait bien de la chose à laquelle elle songeait.
—Oui, c’est bien cela, intervint la voix au timbre dissonant. Tu peux me donner des années de ta vie, je n’en prélèverai qu’une seule. Tu en possèdes encore un grand nombre et te séparer d’une d’entre elle ne te portera pas préjudice. Souhaiterais-tu rester jeune et en bonne santé jusqu’à ta mort ou te voir dépérir jour après dans une longue vie de souffrance ?
Les paroles de l’incarnation résonnèrent pertinemment dans son esprit, et bien qu’elle ne l’ait pas encore formulé, elle avait pris sa décision.
—Je peux le voir dans ton âme. Tu reconnais la justesse de mes mots. Laisse-toi servir et retrouve ta vigueur. Vivre une vie pleine de félicité insensiblement plus brève vaut mainte fois mieux que de décliner dans la peine et trépasser seul, renchérit le fantôme du miroir.
Elle finit par acquiescer de la tête comme embarrassée d’une décision qu’elle savait égoïste.
—Bien mon enfant, ton vœu sera exhaussé durant cette nuit. Au lever du soleil, tes formes auront retrouvé leur jeunesse et ton éclat sera redevenu radieux.
La femme n’entretint personne de ce qui c’était produit durant l’après-midi, elle alla se coucher et songea à la voix désincarnée du miroir. Elle se persuada qu’elle avait dû rêver et qu’une telle chose était utopique. Elle finit par s’endormir sommairement troublée mais confiante en la rationalité de ce monde.
Elle se réveilla le lendemain matin d’une humeur rayonnante. Une minute plus tard, lui vint soudainement le désir de se mêler à l’homme de sa vie. L’envie montait en elle comme elle ne l’avait plus ressenti depuis des années. Elle se tourna vers son mari et entreprit d’agacer délicatement son membre viril afin de le réveiller. Il ouvrit des yeux d’abord hagards puis très vite l’étincelle du désir s’alluma dans ses yeux bleu-vert dont la pupille couronnée de jaune commençait à se dilater.
Ils firent l’amour comme ils ne l’avaient plus fait depuis longtemps. C’était si bon de retrouver ces sensations de plaisir abandonné. Après une jouissance quasi parfait et simultanée, ils se levèrent de concert pour commencer la journée.
Après sa douche, elle se retrouva devant son miroir et fut stupéfaite de constaté que ses traits, hier encore ceux d’une femme de quarante-cinq ans, étaient redevenus ceux d’une jeune fille de vingt ans dans la force l’âge. Elle n’y croyait pas, était-ce possible que ce qu’elle pensait avoir vécu hier soit réel ? Elle toucha son visage, caressa son ventre et tâta ses seins. Sans aucun doute, son corps avait rajeuni. Plus aucune trace de vergetures ou de petite bedaine disgracieuse, mais à la place un ventre plat, une silhouette mince et une poitrine ferme et provocatrice. Elle ressortit des vêtements qu’elle n’avait plus mis depuis des lustres, car ceux qui lui allaient encore hier étaient devenus trop amples.
Avant de partir au travail, son conjoint la regarda d’un air interrogateur. Il avait remarqué quelque chose, se dit-elle intérieurement.
—Tu as fait quelque chose à tes cheveux ? Demanda-t-il sincèrement.
Voilà bien les hommes, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure qu’elle avait rajeuni et lui, il demandait si elle avait été chez le coiffeur s’offusqua-t-elle en silence.
—Non, j’ai fait un masque réparateur, finit-elle par répondre laconiquement.
—En tout cas, tu es ravissante mon amour. Je te l’ai toujours dit, tu es belle comme au premier jour, lui affirma son époux d’un ton doux et charmant.
Elle rougit de plaisirs à ces mots si flatteurs avant de l’embrasser fougueusement. Elle avait tellement de chance d’avoir cet homme gentil et attentionné. Elle voulait profiter de la vie à ses côtés et le fait d’avoir retrouvé sa jeunesse était un bonheur supplémentaire dans cette existence qui s’annonçait parfaite.
L’année suivante, alors qu’elle se retrouvait une fois de plus nue devant son miroir, elle constata que son corps se remettait à changer. Il retrouvait peu à peu l’aspect qu’il possédait avant qu’elle ne rencontre la voix immatérielle. Les mois suivants, ce fut encore plus franc. Son corps était bel et bien en train de revenir à son état antérieur. Même pire ! Cela semblait s’accélérer plus le temps passait. Il fallait qu’elle agisse. Elle ne savait trop comment faire, mais elle décida de fermer les yeux en tentant d’invoquer le génie de son miroir.
Après quelques minutes, alors qu’elle allait abandonner sa supplique, la voix se manifesta.
—Ne t’en fais pas mon enfant, je comprends ton désarroi. Il est normal de se poser des questions. Je vais répondre à tes interrogations.
—Pourquoi suis-je en train de vieillir à nouveau ? S’enquit-elle fébrilement.
—La réponse est simple. Tu ne m’as confié qu’une seule année de ta vie. Je n’ai donc été en mesure de rajeunir ton corps que durant une année, lui avoua la voit d’un ton qui semblait compatissant.
Elle avait goûté à nouveau à la jeunesse et à ses plaisirs, à son énergie et à sa fougue. Elle était déjà accro à cette sensation de renaissance qui la submergeait chaque jour comme si la vie lui
appartenait à nouveau jusqu’à la fin des temps. Cette sensation d’invulnérabilité, d’ardeur infinie et d’audace insolente la grisait au-delà de toute espérance. Quasiment sens y réfléchir, elle demanda à la voix de la rajeunir à nouveau pour une durée de dix ans.
Bien qu’elle sentit la jeunesse revenir en elle, elle perçut également autre chose lorsqu’elle prononça ces mots. Son âme lui criait qu’on lui arrachait des parcelles d’elle-même. Elle se sentit tellement revivre qu’elle décida d’ignorer cet avertissement muet.
Les dix années qui suivirent furent pour elle un vrai bonheur de chaque instant. Ces enfants étant partis de la maison, elle se retrouva seule avec son mari et ils purent s’atteler à des projets qui leur avaient toujours tenu à cœur. Son époux avait toujours été sportif et bien qu’il approchait de la soixantaine, l’homme était toujours vaillant et dynamique.
—Tu es incroyable ! Quelle chance tu as de rester jeune ainsi. Par moments, j’ai l’impression que je pourrais être ton père. Tu débordes tellement de vie que j’ai souvent du mal à te suivre, lui avait avoué un jour son mari.
Les mois qui suivirent leur installation à la côte d’azur pour finir leur carrière et leurs vieux jours. Elle constata que son corps se modifiait à une vitesse alarmante. Elle invoqua à nouveau l’esprit du miroir et lui demanda de la garder jeune encore vingt ans.
Elle restait jeune alors que son mari ressemblait à son grand-père et que ces enfants pouvaient facilement passer pour ses parents. Tout le monde s’étonnait du phénomène, surtout qu’elle se montrait de plus en plus futile, imprévisible et impétueuse comme une adolescente en recherche de liberté. Le couple qu’elle formait avec son mari attirait sans conteste les regards et les chuchotements désapprobateurs.
Une fois les vingt ans écoulés, son époux de presque quatre-vingts ans succomba à un arrêt cardiaque. Le lendemain de son décès, elle se réveilla courbatue et vit avec horreur que son anatomie avait pris l’aspect de celle d’une dame de soixante an en une seule nuit.
C’est alors qu’elle invoqua à nouveau le démon mangeur de vie et lui demanda de lui donner encore trente ans. Malgré le chagrin de la perte de son mari, elle n’avait pas renoncé à vivre. Dès l’instant où elle eut prononcé cette phrase, son âme se déchira, un voile de ténèbres tomba sur sa vision et son corps ne répondit plus à aucun ordre.
Bien qu’elle resta magnifique comme une jeune fille de vingt ans, elle passa les trente années qui suivirent emprisonnée dans son propre corps à seulement pouvoir entendre ce qui se passait autour sans jamais pouvoir signaler que sa conscience était toujours bel et bien là.
C’est à l’âge vénérable de cent uns ans que Marguerite Clairevoie mourut dans la maison de repos de Lavilette alors que son corps semblant toujours jeune la veille venait de prendre l’aspect d’une centenaire aveugle et accablée.
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