Chapitre 1
" Les meilleures pizzas de la ceinture d’astéroïdes ! " C’est en tout cas ce que prétendait une enseigne lumineuse accrochée au bord d’un planétoïde donc l’aspect rappelait la pomme de terre. Il est vrai que la Startrek spécial se vendait plutôt bien. Vraisemblablement en raison du goût si particulier des anchois martiens qui entraient dans sa composition.
Le vieux coréen qui tenait la boutique était arrivé en même temps que la vague de nouveaux habitants qui avait envahi les lieux une cinquantaine d’années auparavant. Tout cela avait été rendu possible au moyen de quelques inventions aux coûts ridiculement bas dont le conglomérat Kurotenjitsu avait su tirer parti. Des micromoteurs maintenaient chaque astéroïde à distance l’un de l’autre et stabilisaient le rocher dans une position sûre. Une bulle d’énergie enveloppait la roche et conservait ainsi chaleur et atmosphère.
Lee Jihoon logeait au-dessus de son restaurant. Ce matin, en ouvrant son commerce, il régla le météostat sur « Printemps Radieux ». Une belle lumière de matin calme nappa le gazon artificiel et filtra à travers les baies vitrées de la boutique. On entendait au loin, les pépiements d’oiseaux et le son d’un ruisseau courant sur des cailloux. À proximité, la route spatiale 99 allait apporter bientôt, son lot de touristes et spatioroutiers venus faire une pause-déjeuner. L’enseigne clignota deux ou trois fois puis diffusa son message bleuté.
Max était en retard. Comme à l’accoutumée. Il sortit vivement de son minable petit studio et enfourcha son saute-rocaille. Les rues de Stones-City s’animaient doucement. Il prit la passerelle sud et se dirigea rapidement vers la sortie de la ville. Bien trop rapidement, un copbot l’intercepta et lui infligea une amende pour excès de vitesse.
— Putain, c’est bien le moment ! Monsieur Lee allait encore le bassiner avec sa philosophie de comptoir. Il était bon pour nettoyer le parking à la main. Ce qui en réalité ne changeait pas grand-chose à l’habitude.
Max et Monsieur Lee s’étaient rencontrés lors d’un festival de musique ancienne à Stones-City. Tous les deux fans de death-metal du vingt-et-unième siècle, ils maîtrisaient le death growl et avaient stupéfiés les spectateurs voisins en entamant un duel chanté mémorable. Tous deux vêtus de jeans en synthécoton et d’un blouson en synthécuir, ils avaient sympathisé autour de grandes pintes de bière. C’est un ainsi qu’apprenant l’indigence dans laquelle se trouvait le garçon et ayant besoin d’un livreur, il avait embauché Max.
Enfin libéré des lumières de la ville, il savoura un bref instant de solitude dans le noir piqueté de minuscules éclats. Une minute plus tard, il traversait le sas et posait son engin devant le restaurant. Le poing de monsieur Lee frappa durement son épaule.
— Quand donc te décideras-tu à devenir sérieux ?
Max restait silencieux, le visage inexpressif. Un second coup de poing heurta douloureusement son épaule.
— Tu ne vas pas me répondre ? rugit son patron.
— Désolé monsieur Lee…
Max s’inclina légèrement et prit un léger coup sur la tête.
— Tu ne sais toujours pas te courber correctement ! fonce à la réserve et commence l’inventaire.
Lee Jihoon aimait bien Max, et le traitait presque comme un fils.
***
Le temps est une notion très subjective. L’alternance du jour et de la nuit n’existait pas dans la ceinture si ce n’était artificiellement. Pour Stones-City et ses environs, l’horloge indiquait huit heures, mais pour les voyageurs qui s’arrêtaient manger, c’est le temps de leurs véhicules ou du l’endroit qu’ils avaient quitté qui comptait. Les premiers clients affamés investissaient déjà les lieux. Deux robots anthropomorphes Alpha et Oméga, prenaient les commandes, filaient entre les tables, les bras chargés d’assiettes vides ou pleines pendant que monsieur Lee s’activait en cuisine.
Max pestait en dénombrant les provisions.
— Pff, ça fait trois heures que j’me gèle là d’dans à compter tout ça ! J’en ai marre !
La porte s’entrouvrit sur le visage de Sujin.
— Arrête de râler et viens, tu as une livraison.
Sujin, la jolie fille de monsieur Lee, avec laquelle Max sortait sans que son père ne soit réellement au courant. Max remballa sa mauvaise humeur et suivi la jeune femme jusqu’au comptoir.
— Voilà ! Livraison en centre-ville dans la succursale Kurotenjitsu, dit-elle.
— C’est la première fois chez eux, non ?
— Oui, alors fait attention !
Il prit le paquet et tenta de voler un baiser qui échoua lamentablement sur la joue d’un robot venu déposer une commande.
— Pas devant tout le monde, monsieur grésilla la voix laconique d’Alpha.
Sujin pouffa, c’est elle qui avait ajouté un module humour sur les androïdes. Un sourire aux lèvres, elle poussa Max vers la porte.
La ville était distante d’un peu moins de deux minutes lumière, en allant vite, il pourrait trainer un brin dans le quartier commerçant et écouter les musiciens de rue qui s’y produisaient régulièrement. Le saute-rocaille frémissait entre ses jambes. La bulle d’énergie émettait une luminescence rougeâtre autour du véhicule. La sono hurlait d’indistincts borborygmes, il franchit le sas et accéléra au maximum. Le trajet s’effectuait essentiellement dans le vide, la distance entre les astéroïdes était en moyenne d’un million de kilomètres et Max en profitait.
Les faubourgs en vue, il ralentit, l’incident de ce matin lui avait couté suffisamment. Le hall de l’immeuble, désert à cette heure, n’abritait qu’un réceptionniste. Elle soufflait presque toutes les minutes et faisait tournoyer une carte entre son pouce et son index.
— Ouais, c’est pour quoi ?
— Livraison pizzas !
— Quatrième étage, salle de réunion.
Elle reprit son manège sans prêter plus d’attention à l’intrus qui avait osé la déranger.
Max longeait le couloir, il ne croisait personne. Après une rangée de bureau vides, il entendit enfin le brouhaha d’une conversation qui devint plus distincte en approchant.
— La propriétaire ne veut pas vendre. L’équipe de persuasion est sur place et bloque l’accès dans les deux sens depuis une quinzaine.
— Et si elle s’obstine ?
— Vous savez bien comment ça se terminera, l’équipe fera le nécessaire pour régler définitivement le problème. Un accident est si vite arrivé.
— Quand prendrons-nous le contrôle ?
Max écoutait avec attention maintenant.
— Vous trouvez ça intéressant ? murmura soudain une voix derrière lui.
Et merde ! Ce n’était pas le moment de moisir ici. Il jeta les pizzas à la tête du gêneur et couru vers la sortie.
***
Max tentait de calmer son stress à l’aide d’un verre d’alcool fort après sa fuite vers la périphérie de la ville.
— Bon sang ! c’est quoi cette histoire, qui sont ces gens ?
Il surveillait l’entrée du café dans lequel il s’était réfugié. L’invariable bande de flemmards glandaient sur la terrasse se mélangeant sans complexe avec des employés en pause. Il prit conscience de l’endroit où il se trouvait.
— Tu parles d’une planque ! mon troquet habituel.
Il ferma les yeux un instant et soupira. Soudain, une main lui broya l’épaule. Une ombre énorme masquait son champ de vision.
— T’es pas au taf mec ?
Ce mugissement ne pouvait appartenir qu’à Keba, le gérant géant de la boite de nuit voisine.
— Ho le taf, Sujin, Monsieur Lee ! faut qu’je file Keba, pas le temps là.
Monsieur Lee s’énervait une fois de plus. Le restaurant ne désemplissait pas, les demandes de livraisons s’accumulaient et cet abruti de Max n’était toujours pas revenu.
— Appa(1), un peu de patience, il a dû être retenu.
— Cette fois, c’est décidé, je le vire !
— Appa !
Avant que Max n’eût le temps de franchir la porte Sujin le rejoignit et lui confia ce qu’il restait à délivrer.
— Il faut que…
— Pas maintenant, si tu tiens à rester ici ! On verra ce soir à la fermeture, dépêche-toi !
Le service fini, monsieur Lee bascula le météostat sur « Orage grondant », ce qui ne présageait rien de bon dans les minutes à venir. De sombres nuées traversaient le ciel factice promettant de furieuses ondées qui ne venaient jamais. Les sourds grondements d’invisibles éclairs ébranlaient les baies vitrées.
Lui et sa fille attendaient une fois de plus le retour de Max.
Alpha et Oméga terminaient de ranger la salle quand il fit son apparition.
— Te voila enfin ! gronda Lee Jihoon.
Sans lui laisser le temps de l’interrompre, Max lui conta sa mésaventure. Un long silence s’établit. Monsieur Lee se leva et régla le météostat sur « Nuit propice à la réflexion ». Il accordait toujours l’ambiance à son humeur, sans prendre en considération l’exaspération de sa fille à chaque fois qu’il faisait cela. Le ciel moucheté d’étoiles respirait la tranquillité. Parfois une chouette effraie chuintait tout près, couvrant le cliquetis de criquets en mal d’amour.
— Hum…, les pizzas que tu as jetées seront retenues sur ta paye, et alerte la police.
— Tout ici est contrôlé par Kurotenjitsu papa, le service de sécurité aussi. Il ne peut pas faire ça.
— Dans ce cas, il ne te reste plus qu’à te faire discret et espérer qu’ils ne parviennent pas jusqu’ici. Demain tu partiras pour la Station 4 et tu y resteras une semaine, le temps de te faire oublier. De toute façon il faut nous réapprovisionner. Tu prendras l’astrovan. Sujin, tu iras avec lui et tu le surveilleras.
— Je n’ai pas besoin d’un garde-chiourme !
— Je crois bien que si, insista Sujin. Son œil clignait frénétiquement.
— Tu as une poussière dans l’œil ma fille ? Profite de cette soirée Max, Sujin et moi allons nous coucher.
Alpha, le plastron soigneusement lustré, s’avança vers Max.
— Nous sortons ensemble ce soir monsieur ?
— Non, il y a méprise Alpha.
— Pff, ils disent tous ça, marmonna le robot en partant.
***
Max descendit l’escalier mal éclairé et poussa la double porte. Il sentit les basses frappaient son corps et le martellement des percussions rythmer son pouls. Keba lui fit signe, indiquant un box dans le fond. Il le remercia d’un mouvement de tête. Sujin l’attendait. Elle lui plaisait vraiment. Il l’admira un instant. Elle avait serré ses cheveux noirs dans une queue cheval, et portait une de ces combinaisons standard que l’on trouvait dans la région. Ses mains agitaient doucement son pendentif, seul souvenir de sa mère. Sous sa frange coupée le long des sourcils, une douce mélancolie perlait au coin de ses yeux. Max s’assit, et appuya sur le bouton de l’assourdisseur. La musique se fit lointaine.
— Ça va ?
— Oui.
Elle pressa un petit contact. Le bijou brasilla un instant et l’hologramme d’une jeune femme d’une trentaine d’années apparut.
— C’est ma mère, J’avais trois ans quand mon père l’a perdu dans le grand carambolage de 74 sur la 99. On ne l’a jamais retrouvé.
— Elle te manque ?
— Je ne me souviens pas vraiment d’elle, mais j’ai comme un creux, là. Sa main reposait sur son cœur. Bon assez de tristesse, ce soir on s’amuse, la semaine prochaine risque d’être ennuyeuse.
L’hologramme disparu quand elle accrocha la chaine à son cou. Elle frappa sèchement l’assourdisseur et entraina Max sur ma piste.
Lee Jihoon n’était pas dupe. Il savait parfaitement que sa fille avait découché, et dans son esprit, aucun doute ne subsistait quant à la raison cette escapade. Il était convaincu d’avoir convenablement pris soin de sa fille. Le souvenir de sa femme l’absorba un moment.
— C’est à vous ! S’exclama Oméga. Il observait ses opposants, les cartes légèrement en dessous des capteurs optiques. Il donnait l’impression d’un joueur aguerri. Son pendant alphabétique l’imitait.
Monsieur Lee sorti de sa torpeur.
— Sont-ils capables de bluffer et donc de mentir à tout instant, ou n’est-ce qu’un calcul de probabilité ?
Il relança et les deux autres payèrent pour voir.
— Brelan de dames ! Annonça-t-il.
Ses adversaires se couchèrent. Il ne gagnait pas si souvent. Il sortit rêvasser sur la terrasse. La vieille douleur familière avec laquelle il avait appris à composer vint lui tenir compagnie. Une cicatrice du passé jamais vraiment refermée et cette même antienne qui revenait inlassablement.
— Comment aurait-ce été avec toi ?
Il se morigéna fermement.
— Bon assez de regrets inutiles, il faut que je prépare le van.
Jusqu’assez tard dans la nuit, il vérifia que tout était en ordre. Les deux robots l’aidèrent à nettoyer la soute afin que Sujin et Max puissent y entreposer la plus grande quantité possible de marchandise.
— Autant rentabiliser le voyage, ces deux-là risquent de dépenser plus que nécessaire durant leur séjour.
— C’est toujours les mêmes qui s’amusent ronchonna Alpha.
— A mundo condito, enchéri Oméga.
— Et si je vous mets un coup de pompe dans le châssis arrière, ça calmera vos récriminations ?
— Misere nobis.
— Le prochain qui l’ouvre, je le balance dans l’espace ! Pigez les latinistes ?
— Ira furor brevis est, continua in petto Oméga.
***
L’astrovan, un vieux Ford Cérès 2, ne se comportait pas si mal malgré son âge avancé. Il émettait bien quelques bruits suspects, mais rien qui ne laissait supposer une avarie prochaine. Par le moniteur arrière, on distinguait encore vaguement la ceinture d’astéroïdes et quelques fugaces lueurs d’engins se déplaçant entre les rocs.
Ils avaient quitté la pizzeria tôt le matin, le corps et l’esprit toujours engourdis par la soirée de la veille. Le pilote automatique se chargeait de la plus grande partie du trajet, laissant ainsi ses passagers somnoler à leur aise.
— Appel entrant, signala l’ordinateur d bord.
— Je prends, répondit Sujin.
Le visage de son père apparu sur le terminal, il scruta un moment les traits tirés de sa fille sans faire de remarques.
— Tu aurais pu me réveiller avant de partir, enfin… Tu passeras voir l’intendant, il me doit quelques caisses de soda, c’est l’occasion de les récupérer.
— Oui papa.
— Ha ! et tu m’expliqueras ce que vous faisiez chez Keba hier soir, glissa-t-il en flèche du Parthe avant de couper la communication.
— Max mon père sait pour nous !
— Aïe !
— Tu vas avoir droit à un sermon carabiné !
— Moi, pourquoi moi ? Nous !
— Je suis sa fille, tu ne penses quand même pas qu’il pourrait m’en vouloir, et même si cela était, un gros câlin et tu seras le seul fautif, sourit-elle.
— Pff… pourquoi les filles sont-elles aussi retorses ?
— Tu disais ?
— Rien.
L’énorme complexe spatial occultait presque la totalité du moniteur de proue. Comme autant d’abeilles à proximité de leur ruche, des navires de toutes tailles allaient et venaient en un frénétique ballet mis en scène par un chorégraphe aliéné.
— Tu es déjà venu Sujin ?
Subjuguée, elle ne répondit pas immédiatement. Son regard tentait de suivre la course infernale qui se déroulait sur l’écran.
— Non, c’est la première moi.
— Impressionnant, hein ?
— Que fait-on ?
— Rien, il y a une prise en charge auto-guidée.
Lentement l’astrovan s’approcha des flans de la station.
— Identifiez-vous !
Sujin sursauta. Max répondit.
— Galactic Pizzas, immatriculation : GP 1014
— Confirmé, Attribution Hangar 24, quai B5. Bon séjour.
Ils se dirigèrent vers un ombre qui grossissait de plus en plus. Une bouche monstrueuse qui allait les avalés. Ils glissèrent doucement dans une semi-pénombre. Seuls les feux d’autres véhicules et les lumières des quais de déchargements éclairaient la scène. Une légère secousse mit fin à leur voyage. Les pressions s’équilibrèrent occasionnant une gêne passagère pour leurs oreilles. Ils débarquèrent, assaillis par le tumulte ambiant et diverses odeurs.
Note: 1) Papa en coréen
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