Les trois coups
Boulevard Barbès.
Une petite rousse à la teinture délavée fouille dans un bac à ma gauche.
– Excusez-moi Madame, c’est la première fois que je viens. On ne peut essayer que la droite ?
– Ouh ! Mais vous êtes du Sud, vous ! Vous venez d’où ?
– Euh…Narbonne.
– Narbonne ? Ah oui, j’y suis passé par là, ça fait vingt ans peut-être ! Y’a beaucoup de vent, non ?
– Oui, pas mal…
– C’est à côté de la mer, pas vrai ?
– Pas tout-à-fait, une quinzaine de kilomètres…
– Ouais, c’est à côté quoi ! Redites-moi « Narbonne » un peu, pour voir ?
– ( Raclements de gorge)… « Narbonne ».
– Ah ! Ça chante, on se croirait en vacances !
– Oui, euh…on ne peut essayer que la chaussure droite ?
– Ah oui ! Ben oui, c’est pour pas qu’on les pique. Vous vous voyez partir en courant avec une seule godasse ? Hein ? Allez je plaisante, faut rire dans la vie, non ?
– …
– Faut demander l’autre chaussure à la caisse. Ah pardon, … Allo, Katia ? Aaallo…attends, ça passe pas bien ma puce, je me déplace !
Une chaussure montante en cuir à la main, je regarde s’éloigner le scorpion gris baveux tatoué sur l’épaule de mon interlocutrice. Elle remonte l’anse de son sac à main en hurlant dans la vitre explosée d’un Samsung, TU M’ENTENDS ? Je passe mon pied droit dans le bottillon, il est fait pour moi. À la caisse, une gothic mâche avec une grâce relative un chewing-gum que je devine bleu. Dans son dos, une montagne de chaussures gauches empilées sur des étagères attendent qu’on veuille bien les adopter.
C’est alors qu’en arrière-plan en levant la tête, je découvre dans un sourire incrédule une anomalie dans le tableau : un plateau de théâtre – un vrai –, rideaux rouges fermés. Bouche ouverte, je détaille l’immense velours pourpre et or, ses plis réguliers, les colonnes cannelées, les pilastres, le mascaron qui orne le sommet de la scène. Un coup d’œil panoramique me dévoile le reste du bâtiment, son mobilier merveilleux, son plafond voûté, ses frises, tout un décor luxuriant que les nuages épais de la consommation et de la recherche de l’affaire à ne pas louper avaient occulté.
Dans mon dos, entre deux reproductions géantes de tableaux de Toulouse-Lautrec, autant d’escaliers symétriques grimpent vers l’étage supérieur, desservant les balcons et leurs gracieuses courbes, la corbeille. Aussitôt me revient le vocabulaire appris sur le tas durant les années pendant lesquelles nous avons, mes camarades comédiens amateurs et moi, écumé les scènes de ma région et d’ailleurs. Rarement nous avions le privilège de nous produire dans des cadres aussi richement décorés. Je me rappelle avec nostalgie les quelques théâtres à l’italienne sur les plateaux desquels nous avons donné le meilleur de nous-mêmes. Nous tentions d’être à la hauteur des lieux.
Nous nous permettions de menus cabotinages entrecoupés d’improvisations dans les salles des fêtes à la décoration communiste, à l’écho dérangeant, les MJC en béton armé, les gymnases convertis temporairement en lieux de spectacle, ou sur les tréteaux que dressaient en plein air deux employés de mairie réquisitionnés pour le coup, mais jamais dans des théâtres, des vrais.
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