Abomination de la nature

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 Au milieu d'une cavité circulaire d'une douzaine de mètres, l'atrocité tremblait d'excitation. La lueur de la lanterne dévoilait un corps gras et déstructuré, comme une masse de viande informe. Elle semblait n'être qu'un amalgame de corps enflés, reliés ensemble par des viscères, des boyaux voire par des sutures. Elle se tenait sur quatre petits pieds d'enfants, mais seuls trois des jambes semblaient pourvues d'articulations. Ce qui devait être le ventre de l'immondice était déchiré de par en par, laissant visible son intérieur. Des organes impossibles à identifier pulsaient. Deux longs et gros bras, situés de chaque côté de la monstruosité, s'agitaient à des rythmes asynchrones. L'un d'eux tenaient une hache de boucher dans sa main, l'autre semblait avoir fusionné avec une lance métallique. La barre pointue, dont la partie visible mesurait une cinquantaine de centimètres, rentrait dans l'avant-bras de la chose comme une veine insensée. Un troisième appendice minuscule, comme atteint de cachexie et de nanisme, se situait sous l'aisselle du bras le plus musclé. Tout en haut de l'agglomérat de chair trônait une grosse tête chauve, dégoûlinante de salive et de transpiration. Ses yeux globuleux sortaient fortement de ses orbites, comme s'ils voulaient s'extirper de l'organisme. La peau étrangement lisse du visage accueillait en son centre un nez rond aux larges narines. Il n'était pas particulièrement asymétrique, mais son positionnement, penché de 45 degrés par rapport à ce que l'on pourrait attendre d'un faciès 'classique', dérangeait particulièrement le bûcheron. Pour couronner le tout, une petite bouche, incapable de se fermer entièrement, dévoilait des dents pourries. Enfin, située sur l'omoplate (ou en tout cas là où elle devrait normalement se situer), une autre tête, recouverte de quelques touffes de poils et trois fois plus petite que l'autre, tentait de se retourner. L'odeur de putréfaction qui s'échappait de cet amas de carne dépassait le cadre du concevable.

 — Comment ça va ? demanda la créature.

 Son ton lent paraissait amical, presque enfantin, mais quelque chose d'indescriptible incommodait profondément le bûcheron. On aurait dit que les cordes vocales, mal agancées, émettaient des sons discordants mais compréhensibles. Elles engendraient ce qui semblaient être plusieurs voix à l'unisson – parfois lègerement décalées – torturées, déchirantes. Le malaise horrifique qu'il ressentait empêcha Quinquati de répondre.

 — Moi ça va mal, poursuivit alors l'abomination. Très mal. J'ai tellement mal.

 — Moi aussi ça va mal, assura l'évadé.

 — Je veux mourir, mais je ne peux pas, je suis déjà mort.

 — Comment ça ?

 Le bûcheron regretta instantanément sa question. Il ne voulait pas savoir. Par chance, la difformité répondit seulement :

 — Je ne sais pas. Je ne me souviens plus.

 Les deux interlocuteurs, troublés, laissèrent planer un silence.

 — Toi, tu veux mourir ? reprit le monstre.

 — Non.

 — Ah. C'est dommage. Tu devrais mourir tant que tu le peux.

 — Ça ira.

 — Je peux t'aider à mourir.

 — Non merci.

 Le malformé s'avança d'un pas lourd sans prêter attention à la réponse. La puanteur innommable décuplait à chaque mètre franchit.

 — Si, crois-moi. On est amis. Tu devrais mourir. Laisse-moi. Je suis là pour ça.

 — Non ! hurla Quinquati en se collant à la porte. Je veux juste partir d'ici. Par où dois-je aller ?

 Le monstre pointa avec sa lance derrière-lui.

 — Par là. Mais on ne peut pas sortir.

 — Pourquoi ?

 — Le maître nous en empêche ! s'exclama la créature, toujours sur son ton léger et nonchalant.

 — Qui ça ?

 — Le maître.

 — C'est qui ?

 — Ben, c'est le maître, tu m'écoutes quand je parle ?

 — Oui, oui.

 Bien que dépourvu de sourcils, le visage du montre affichait clairement du mécontentement. La chemise du bûcheron, déjà tâchée de sang, trempait désormais dans une sueur froide. Sa voix tremblait, ses dents claquaient.

 — S'il te plait, aide-moi. Je ne veux pas mourir. Laisse-moi sortir.

 — Si tu sors, le maître te tueras et tu ne mourras jamais.

 — Peu importe. On est amis, pas vrai ?

 — Oh, bien sûr ! Au fait, moi c'est Otto. Toi ?

 — Euh, Quinquati. Je m'appelle Quinquati.

 — D'accord Quinquati, mon ami.

 — Bien, laisse-moi passer.

 — Je suis désolé, Quinquati. Le maître a dit de pas laisser sortir les gens. Même les amis.

 — Mais pourquoi ?

 — Il dit pas.

 — Et pourquoi tu lui obéis ?

 — Parce que c'est le maître. Laisse-moi te tuer maintenant. Otto doit tuer, c'est le maître qui l'a dit. Bouge pas, reste calme, ça fera moins mal.

 Otto abaissa sa hachette vers les poumons de Quinquati. Réalisant sa mort imminente, le prisonnier sortit de sa torpeur, s'abaissant juste à temps. Il lança sa lanterne sur le visage chauve puis se projeta vers sa gauche.

 — Brûle ! Ça brûle ! Pourquoi tu fais ça, ami ?

 — Désolé Otto, c'est pas contre toi ! cria Quinquati en effectuant une roulade maladroite avant de se relever.

 — Laisse-moi te tuer ! Amis, c'est fait pour ça !

 Le bûcheron sprinta vers la porte suivante. Fermée. Il entreprit de la découper à la hache.

 — Arrêtons d'être amis alors ! supplia Quinquati en arrachant une planche.

 — Pas le droit de dire ça ! Amis gentils entre eux. Toi pas gentil ! Otto tuer pas-ami !

 La rage fulgurante d'Otto semblait l'empêcher de formuler des phrases correctes. La solitude et la souffrance du monstre étaient à peine imaginables. Il se rua frénétiquement vers son mauvais copain.

 Quinquati passa un bras à travers l'ouverture créée, tentant d'actionner la poignée ou d'enlever un verrou, sans résultat. Il se jeta au sol avant qu'Otto ne lui tombe dessus. L'inertie de la masse dénaturée l'obligea à poursuivre sa course jusque dans la barrière. Son poids la brisa entièrement. Quinquati voulu faire demi-tour, mais les râles des statues, juste derrière la porte, l'en dissuadèrent. Il observa son faux ami peiner à se relever et à faire demi-tour. Il bloquait la sortie.

 — Je suis désolé, tenta Quinquati.

 — Pas moi ! tonna l'affligé.

 Son regard, auparavant emprunt de candeur, déversait désormais une haine insurmontable.

 Son javelot pointé droit devant lui, Otto se jeta sur le vivant. Quinquati l'esquiva tant bien que mal d'un pas chassé, puis contra la seconde arme du monstre avec sa hache. Il dû abandonner cette dernière avant de se faire transpercer. Il piqua un nouveau sprint vers la voie dégagée par son assaillant. Un autre couloir. Otto avait du mal à accélérer en début de course, mais sa masse, qu'il propulsait en avant, lui permettait de rattraper le fuyard.

 Deux autres humanoïdes, semblables aux statues et munis de glaives, apparurent devant Quinquati. Il passa entre eux, leur fourguant un coup d'épaule au passage, avant qu'ils ne puissent réagir. Otto leur marcha dessus quelques secondes après seulement, les englobant.

 À nouveau, de la lumière se montra au fond du couloir. Cette fois-ci, celle du Soleil. Quinquati pouvait voir le bout du tunnel.

 — Non, pas sortir ! hurla Otto. Pas sortir !

 L'évadé courrait toujours, éblouit. Il sentit la chaleur parcourir sa peau.

 — Reviens ! insista Otto. Moi désolé, reviens maintenant !

 Après ces heures, ces jours peut-être, passés en une grotte sombre et grise, Quinquati regoûta finalement à un magnifique paysage coloré et ensoleillé. L'herbe verte, le ciel bleu, les arbres et les fleurs de toutes les couleurs. Il profita de ce spectacle rafraîchissant et hûma l'envoûtant parfum de la nature.

 Seul un détail, dénotant fortement avec l'aspect jovial de l'endroit, l'empêcha de poursuivre sa contemplation.

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