Lointains royaumes
Fabull cligna des yeux pendant cinq secondes. Son pied cogna un pavé légèrement surélevé et il trébucha. Le bruit de son armure qui s’éclatait contre le sol ne manqua pas de faire se retourner de nombreux villageois. Soucia aida son collègue à se relever aussitôt. Fabull le remercia. Il remarqua alors un fringuant cheval s’arrêter devant la maison du comte et son cavalier mettre pied à terre. Les deux soldats emboîtèrent le pas au chevalier qui rentra dans la demeure, accompagné de son écuyer.
L’intérieur de la résidence puait l’opulence, les broderies recouvraient les murs de pierre lisse, les bijoux parsemaient les meubles en bois rare sculptés minutieusement par des ébénistes de talent, les luxueux tapis décoraient le sol toujours propre malgré les passages fréquents, les blasons, peintures et armoiries de toutes sortes ornaient les espaces vides. Tant de richesses accumulées, et nul ne savait d’où elles provenaient, car le village en lui-même n’en fabriquait pas autant. Et puisque ce dernier fonctionnait de manière quasi-autonome, ne commerçant qu’avec deux autres villages pour des produits spécifiques, de nombreuses théories pullulaient. Certaines affirmaient que le comte avait dérobé ces biens, d’autres émettaient l’hypothèse que la caste la plus riche dont il faisait partie effectuait des transactions avec d’autres communautés.
Fabull, absorbé dans sa contemplation des tableaux, perdit l’équilibre, se prenant les pieds dans un tapis de velours, et faillit tomber. Soucia le récupéra juste à temps pour éviter la chute. Deux des soldats de la garde personnelle du comte, qui se tenaient droits dans le couloir d’entrée, échangèrent un regard et pouffèrent.
— Oui bon bah ça va, ça arrive à tout le monde ! s’énerva l’insomniaque.
L’écuyer se retourna, intrigué, mais son chevalier ne prêta guère attention aux pitreries qui se déroulaient dans son dos.
— Allez, viens Jinko.
Jinko pressa alors le pas pour rejoindre le noble. Ensemble, ils pénétrèrent dans une salle où une servante les salua avec respect, puis leur demanda la raison de leur venue.
— Je souhaite m’entretenir avec le comte de Bascillo, c’est important.
— Nous aussi, intervint Soucia.
Le grand chevalier tourna la tête de côté pour toiser les deux soldats. Depuis ses deux mètres de hauteur, n’importe qui lui paraissait insignifiant.
— Désirez-vous être seul avec le comte ? l’interrogea la servante.
Son interlocuteur laissa passer un bref silence. Son regard revint vers la femme.
— Non, c’est bon, ils peuvent attendre avec nous à l’intérieur.
La servante sourit, s’absenta un instant pour annoncer les visiteurs, puis revint vers eux. On leur ouvrit la porte et les quatre hommes s’engouffrèrent à l’intérieur.
Le comte s’était assis sur son trône, dans la salle de réception qui ne manquait ni de beauté ni de superficialité.
— Salutations, monsieur le comte, dit le chevalier en effectuant une révérence, suivit par les trois autres. Je vous apporte des nouvelles.
— Bonjour, Sir Lontary. Et quelles sont-elles ?
— Je reviens d’un voyage vers le Sud-Ouest. Comme vous le savez, le Royaume de Fraisnes prospère dans cette direction et j’y ai fait une halte. J’ai appris des habitants que le Roi de Fraisnes désirait créer une route reliant ses terres à celles du Royaume de Blanca. J’ai demandé confirmation aux hauts-placés et les rumeurs se sont avérées exactes… Vous n’êtes pas sans savoir que pour commercer, les deux royaumes empruntent les routes qui les connectent au préalable au Royaume de Latorion. Mais voilà tout le problème ; les relations entre Blanca et Fraisnes sont au beau fixe, or la situation devient tendue entre Blanca et Latorion. C’est pourquoi, au-delà du gain de temps considérable que leur permettra la nouvelle route, ils souhaitent s’assurer un moyen direct de commercer, sans passer par Latorion, par crainte qu’une guerre n’éclate. Ils ne reculeront devant rien pour terminer la route. Et d’ailleurs, j’ai pu constater qu’elle avait déjà bien avancé.
— J’entends, mon bon Lontary, mais en quoi ces histoires me concernent-elles ?
— Elles concernent notre paisible village tout entier. Voyez-vous, je suis fort diplomate, et j’ai pu obtenir de regarder les plans du projet. Puisqu’ils ne peuvent construire ni sur les montagnes au Nord, ni sur les cours d’eau au Sud, ils couperont à travers la forêt. Et passeront par notre village.
— Ne peuvent-ils pas faire un détour ? s’exclama le comte.
— Hélas, je crains que non. Dans un premier temps, sachez que notre village n’apparaît nullement sur les cartes du Royaume de Fraisnes. Il semblerait que le Roi de Blanca n’ait pas informé les autres régions de votre fuite et de la création de votre propre fief.
— Ce connard ne l’a toujours pas digéré… marmonna le comte.
— J’ai discuté avec un des contremaîtres, poursuivit le chevalier, et ait évoqué la possibilité de la présence d’un village sur le chemin. Il s’est esclaffé et m’a révélé qu’un détour aussi grand coûterait sans doute plus cher qu’une bonne petite bataille qui raserait les quelques frêles bâtiments des sauvages qui y vivraient.
— C’est ridicule ! s’emporta le chef du village.
— Je suis entièrement d’accord. Pour le Roi de Blanca, il s’agit sans doute d’un petit supplément plaisant que de mettre fin à votre existence. Et comme je vous l’ai dit, les travaux ont déjà bien commencé, j’ai moi-même emprunté le début de route pour venir vous prévenir au plus vite, et croyez bien qu’ils ont déjà plus qu’un début.
— Putain… Quelle bande d’enfoirés. Je vais partir immédiatement en négociation !
Le comte donna plusieurs ordres vifs et la salle tout entière s’agita.
— Une dernière chose, ajouta le chevalier. Les deux Royaumes sont en train de construire leur portion de route. Autrement dit, nous serons assaillit des deux côtés quasiment en même temps. Si nous ne faisons rien à temps, nous serons décimés en quelques jours, c’est certain.
Le chef du village proféra diverses insultes toutes plus fleuries les unes que les autres. Il se leva de son trône et croisa le regard de Soucia.
— Ah oui, c’est vrai, vous aussi. Soyez bref, je vous prie.
— Notre problème vous paraîtra sans doute bien moins important, mais Malgati, un de nos soldats, est porté disparu. Nous n’avons trouvé que son armure déchirée de toute part.
Lontary s’apprêtait à partir, mais, quand il entendit cette phrase, il s’arrêta pour écouter la conversation, l’air de rien.
— Je ne sais ce que cela signifie, continuait Soucia, mais je dois vous avouer que je trouve la situation des plus étranges, et Dieu seul sait ce qu’elle cache. Peut-être une menace supplémentaire et inconnue, j’en ai bien peur. Notre seule piste est cette plume géante. Et à en croire les veilleurs, un oiseau de grande taille aurait été aperçut se posant près de votre demeure. Est-ce que vous…
— Non désolé, cela ne me dit rien. Ni l’oiseau, ni le soldat.
— Très bien. Nous poursuivrons l’enquête.
— Mon brave Soucia, plutôt que de vous souciez du sort d’un seul soldat, préparez les autres à défendre coûte que coûte notre magnifique village.
— Ce sera fait.
Les deux soldats quittèrent le bâtiment. Fabull faillit à nouveau trébucher sur un tapis.
— Décidemment…
Toutefois, les gardes ne purent se moquer de lui cette fois-ci, trop occupés à préparer le départ imminent du comte.
Lontary avait attendu Soucia à l’extérieur. Il les apostropha puis leur demanda :
— C’est quoi cette histoire ?
— Laquelle ? demanda Fabull.
— La seule que vous ayez raconté ces dix dernières minutes, à tout hasard.
— La disparition de Malgati vous intéresse ?
— Surtout le sort de son armure. Savez-vous à qui elle appartenait ?
— Bien entendu, répondit Soucia. Au noble chevalier Garsovky.
— Exact.
Lontary s’approcha d’eux, imposant.
— Je n’ai jamais compris pourquoi Garsovky avait choisi cet incompétent pour léguer sa prestigieuse armure, soupira le chevalier. Il était mourant, il délirait sans doute, mais on ne peut bafouer les dernières volontés d’un vaillant guerrier qui s’est battu jusqu’au bout.
— En effet.
— Et dire que les meilleurs forgerons se sont succédés pour rénover au mieux l’incroyable cuirasse de Garsovky… Lui-même n’avait fait subir à son armure que quelques rayures, mais vous dites que ce pleutre de Malgati l’a détruite entièrement, offensant l’honneur de son prédécesseur ?
La colère était palpable dans la voix granuleuse du pourtant souvent calme Lontary.
— Nous ignorons tout des circonstances qui ont mené à la destruction de l’armure. Toujours est-il que c’est la seule trace restante de Malgati, qui lui a complètement disparu. Sans doute que lui aussi s’est battu jusqu’au bout.
— Vous avez raison, je me suis emporté. Vous savez à quel point Garsovky et moi étions proches…
Son écuyer hocha lentement de la tête.
— Je comprends, fit Soucia.
— Ce n’était pas une raison de manquer de respect envers votre soldat, ce que je lui reprochais justement. Montrez-moi l’armure une dernière fois, je vous prie. Peut-être même pourrais-je vous aider à trouver l’infâme vermine qui l’a brisée.
— Volontiers, d’autant plus que nous ne possédons désormais plus aucune piste.
— Ah bah si, on en a toujours une ! affirma Fabull.
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