Carnage
Soucia tomba sur les genoux. Son visage pendait vers le sol. Une frustration et un dégoût immenses lui piquaient les yeux, lui pressaient le crâne, lui écrasaient l’estomac. Sa tête se releva doucement. Il espérait que ce n’était qu’un cauchemar. Il vit pourtant la confirmation contraire : taches de sang, corps brutalisés, lames souillées, guerriers dépités. Soucia se sentait tellement mal. Il resta ainsi pendant plusieurs minutes.
Fanfrelet s’assit à ses côtés. Il eut du mal à parler. Après une déglutition bruyante, il prononça ces paroles :
— Qu’est-ce qu’on a fait ?
Sa voix était plus rauque qu’à l’accoutumée. Soucia n’osa pas répondre. Il se revoyait prendre la vie de tous ces innocents. La plupart des autres humains ne se sentaient pas satisfaits non plus ni ne parvenaient à regarder leurs victimes.
— Faut qu’on continue d’avancer, murmura Guégar.
C’était la première fois qu’on l’entendait murmurer. La triste douceur qui émanait de sa phrase provoqua un choc à tout le monde.
— On devait le faire, finit par dire Klandel, qui semblait un brin agacé. C’est eux, ils nous ont pas laissés le choix. Il n’y a pas de quoi se morfondre comme ça.
Soucia savait qu’il n’avait pas entièrement tort. Mais…
— C’est aussi de la nôtre. Nous aurions pu réagir différemment. Nous n’étions pas obligés de tuer !
— Les laisser fuir c’était courir à notre perte. C’est certain qu’il y a d’autres villages comme ça. S’ils apprenaient qu’on était pas des leurs, ils nous seraient tombés dessus. Là on a encore une chance de s’en sortir avec les prochains.
— Klandel, réfléchit ! cria Soucia. Maintenant qu’on a massacré un village entier, jamais ils ne voudront coopérer.
— Ils ne l’apprendront pas.
— Si, un jour ou un autre, ils l’apprendront. Si nous n’avions tué personne, nous n’aurions pas eu ce problème. C’est toi le premier qui a tué ! C’est ta responsabilité !
— Houlà, doucement, je ne faisais que mon travail...
— Tu ne réalises même pas la connerie que t’as faite…
— C’est eux qui nous ont attaqués en premier, je suis pas fou non plus !
— Maintenant nous n’avons plus le choix, intervint Fabull. Nous devons tous les abattre, un par un.
Soudain, Soucia se leva. Il se dirigea brusquement vers celui qui venait d’ouvrir la gueule et le cogna au visage. Fabull chut.
— Ouw ! Mais ça va pas ?!
— Non, ça ne va pas ! hurla Soucia.
Une ambiance encore plus pesante s’abattit sur la troupe. Ils n’avaient que très rarement vu leur chef se mettre dans un tel état d’énervement.
— Fabull, tu n’es qu’une petite merde ! Tout ça c’est de ta faute !
— Quoi ?
— Et en plus tu fais l’innocent… Putain ! (Soucia lui décocha un coup de pied en plein visage.) La situation s’était calmée et c’est toi qui as réouvert les hostilités en embrochant Sentao !
— Qui ?
— Tu vois très bien de qui je parle !
— Ah, oui…
Fabull frottait sa tête endolorie.
— Mais fais pas cette tête de chien battu, tu as très bien conscience de ce que tu as fait !
— Je me sens honteux, tu sais, bredouilla Fabull, les yeux baissés.
— Rien d’étonnant.
— Soucia, tu comprends pas. Ces monstres, là, ils… Ils me terrifient ! Rien que de les apercevoir, j’en ai des frissons dans tout le corps. J’ai des suées froides dans le dos quand je les vois se déplacer, et quand je les vois parler c’est pire. Merde, mais ouvrez les yeux, ils ont rien d’humains !
Un étrange silence flotta.
— Ils ne sont peut-être pas comme nous, mais nous aurions dû les traiter comme tel, dit Soucia, plus calme. Ils semblent raisonner et se comporter de la même façon que nous.
— Je sais que je suis pas le seul à avoir cette peur, continua Fabull. Je le sais ! (Il leva brièvement les yeux pour capter l’attention de ses collègues.) Vous aussi vous avez remarqué leur peau surnaturelle ! Leurs yeux de fantômes ! Leurs nez longs et fins, leurs bouches trop petites et mal positionnées, leurs mains trop rondes et trop lisses, leurs expressions faciales incohérentes, leurs membres disproportionnés, leurs mouvements saccadés, leurs démarches trop droites… Ils sont à la fois trop parfaits et trop défigurés. Vous voyez de quoi je parle ? Vous aussi vous avez eu ce sentiment, pas vrai ?
Près de la moitié des hommes hochèrent la tête.
— Je savais que j’étais pas seul. Et pourtant, je suis le seul à avoir agi.
— Ils ont su se contrôler, eux, lui reprocha Soucia.
— Oui… Mais pour moi, c’était juste pas possible. Ces trucs sont juste trop… bizarres ! On dirait des usurpateurs, des créatures malfaisantes qui veulent se faire passer pour nous sans y parvenir complètement. C’est sans doute ça, en fait, c’est ça la vérité ! Je vous ai sauvé de ces monstres imitateurs !
— Pas du tout, Fabull… soupira Soucia. Ce n'était que des civils. Ils étaient amicaux pour la plupart. Et aussi perdus que nous face eux.
— Ah bon… Ah bon… Et si c’était ce qu’ils voulaient nous faire croire ?
— Non Fabull, tu nages en plein délire. Ressaisis-toi, bon sang !
Soucia lui tendit sa main. Hésitant, Fabull l’attrapa et le chef des soldats l’aida à se relever.
— Merci.
— Il faut que tu reprennes le contrôle. Nous allons continuer, et nous agirons mieux, cette fois. Marquons ce tragique événement comme notre ultime erreur.
Les autres soldats poussèrent un cri d’affirmation, mais l’insomniaque dit :
— Je ne suis pas sûr d’y arriver. Non vraiment, je ne peux pas. Je ne peux pas les voir. J’en ai trop peur. C’est une sorte de tremblement qui s’agite sous ma peau. C’est la même sensation que quand je remarque une araignée qui s’est infiltrée dans une habitation, multipliée par mille. Je ne peux pas, désolé.
Soucia lui tapota l’épaule.
— Tu es trop fatigué, Fabull. Tu n’arrives plus à rien encaisser. C’est ma faute, je n’aurais pas dû t’amener là-dedans. J’avais pourtant conscience de ton état de fragilité.
Fabull baissa encore le regard. Soucia désigna un soldat qui avait bon sens de l’orientation et l’intima de raccompagner Fabull jusqu’au village.
— Merci, souffla ce dernier. Et désolé. Je… C’était plus fort que moi.
Pour toute réponse, Soucia cligna des yeux.
Firi, profondément choqué par la tournure des événement, demanda à aussi quitter les lieux.
Tandis que les surmenés rentraient chez eux, le chef des soldats se tourna vers ses hommes, capta tout leur désarroi, puis déclara :
— Poursuivons ! Nous ne pouvons plus faire marche-arrière maintenant.
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