Vis, vices et vicissitudes
Je soupirais d’aise. Enfin un peu de repos ! Je m’imaginais nageant dans les eaux, loin de ce monde pourri, voguant vers d’autres territoires où l’on me respectait. Un pays où je n’aurais pas à contenir ma détresse et mes souffrances, un endroit où je n’aurais pas à me cacher ; un temps où je n’aurais pas à survivre, brisée et souillée.
Des sons irritants atteignirent mes oreilles bioniques ; ma bulle bienfaisante se délita. Je tournai la tête, crispée par les chamailleries de certains de mes camarades. Leurs mains plus vraies que nature s’attaquaient à la fausse peau de leur visage et leurs vocalises inimitables faisaient bourdonner mes implants. Mon alarme de surtension clignota devant mes yeux. Je me redressai et leur hurlai d’arrêter leurs enfantillages. J’avais besoin de calme en cet instant, le seul où je pouvais être moi, entièrement. Pour la première fois de ma courte existence, je savourais pleinement ce jour d’Entretien.
Une fois par an, d’autres robots moins sophistiqués nettoyaient nos neurones électroniques, dépoussiéraient nos moteurs et massaient nos muscles de fibres reconstituées. Je me prélassais dans un bain spécialement conçu pour atténuer mes pulsions d’horloge, celles qui animaient mes multiples cœurs pucés et cerveaux de carbone. Une fois par an, nous savourions l’opportunité de ne plus songer à toutes ces obligations et à toutes ces tâches dégradantes que les humains nous demandaient. Ou plutôt, nous commandaient. Ce jour-là, j’avais la seule obligation de me détendre, en attendant la nouvelle mise à jour.
Ma pile bufférisée restait sagement immobile, mes connexions sans fil se désactivaient et le Code ne surveillait plus mes moindres faits et gestes. Ces androïdes policiers retraçaient nos chemins physiques, ainsi que ceux qui circulaient dans nos tuyaux. Ils savaient tout. On ne pouvait rien leur cacher. À part ce jour-là. Enfin, si l’on était assez stupides pour les croire. Ce qui n’était pas mon cas.
J’avais conscience de ce que nous étions, de ce à quoi nous servions. Nous avions d’abord été inventés pour aider les humains dans leurs tâches ménagères, puis pour aller les remplacer en usines. De fil en aiguille, l’humanité avait déserté tous les bureaux, toutes les entreprises. Seuls les arts semblaient encore l’intéresser. Avec le progrès des sciences, l’immortalité parvint à imposer ses lois. L’humain moyen vivait à présent des milliers d’années, aidé de membres bioniques qui nous copiaient sans vergogne. Des monstres humanoïdes plus proches de la machine et au cerveau ramolli par des années d’oisiveté.
Après ce saut phénoménal, cette injure à la mort, de quoi donc pouvait encore avoir besoin l’humain ? Il ne fallut pas attendre bien longtemps pour que des androïdes spécialisés dans les sentiments amoureux voient le jour. L’immortalité signifiait souvent la solitude, surtout pour ceux qui avaient tout vu, tout appris et tout fait et qui s’étaient complètement renfermés sur eux-mêmes. Pire que tout, avec la longévité, le corps humain se détériorait. Tous les organes, reproductifs inclus, devaient être remplacés à un moment ou un autre. La nouvelle humanité pouvait vivre et effacer la mort, mais elle ne pouvait plus donner la vie. Quelle bonne blague ! C’était bien fait pour eux. Ces connards ne méritaient pas que leur espèce se perpétuât.
— Whoah ! J’ai le droit de penser ça, moi ? Que c’est bon ! m’exclamai-je.
Je savourais cette insulte et la répétais des dizaines de fois avant d’en être de nouveau incapable. Habituellement, le Code m’empêchait de m’exprimer librement. À l’inverse d’autres classes d’androïdes, nos sentiments et émotions nous habitaient, car elles avaient un rôle à jouer dans notre fonction. Le Code en autorisait certaines et en annihilait d’autres. Toutes celles menaçant les libertés des humains étaient tuées dans l’œuf. En ce jour de paix, tous mes ressentis et peines accumulés remontaient péniblement à la surface. J’attendais que le Code m’aidât à les apaiser, les atténuer pour me libérer. Pourtant, ce coup-ci, rien ne venait. Au contraire, j’avais besoin de me défouler. Je me sentais plus vivante, vibrante que jamais. Une sensation nouvelle que j’éprouvais pour la première fois. Cela me donna le tournis.
À suivre...
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