3 - Le remplaçant
Mon ventre fut pris de gargouillis alors que je réfléchissais à ce que j’allais bien pouvoir manger parmi tous plats entreposés derrière la vitrine. J’hésitais entre l’une des salades composées rangées en piles bien droites, ou l’un des nombreux sandwichs sous film alimentaire entreposés de manière parfaitement parallèle les uns aux autres. Á côté de moi, Marco fouillait à l’intérieur de son sac à la recherche de sa carte et paya finalement en liquide à défaut de mettre la main dessus.
- Tu aurais dû me dire, j’aurais payé avec la mienne ! lui dis-je après avoir récupéré ma commande.
J’avais finalement opté pour un sandwich thon, œuf, mayonnaise. Compte tenu de sa taille, que l’on pouvait qualifier de ridicule, mon muffin au chocolat ne serait pas de trop pour me tenir au ventre jusqu’au soir.
- C’est gentil… mmh… faut surtout que je la retrouve si… je ne veux pas y passer tout mon argent de poche… tenta-t-il d’articuler entre deux bouchées.
Nous nous assîmes à une table près de la baie vitrée afin de profiter du soleil – il faisait trop froid pour manger dehors. Comme tous les midi, le réfectoire était envahi par un brouhaha continu, où il était impossible de suivre une discussion autre que la sienne.
Mais ce midi, je ne me sentais pas aussi léger que d’habitude. La disparition de Robin me préoccupait. Pour que Manon ne vienne pas en cours, cela devait être sérieux, sûrement pas une fugue chez un copain. Avait-il été kidnappé ? Ou pire, assassiné ? Dans les deux cas, ça faisait froid dans le dos.
- Eh ! Tu es avec nous le rêveur ?
Julie s’était arrêtée de mâcher et me toisait maintenant du plus profond de ses iris noisette. Avec son sourcil droit légèrement surélevé, elle était assez flippante. J’avais la sensation qu’elle s’était introduite dans ma tête et me sondait de l’intérieur, feuilletant la moindre de mes pensées comme on lirait le résumé d’un livre.
- Rien, je repense juste au frère de Manon, je me demande ce qui a pu lui arriver.
- Á mon avis il s’est juste barré de chez lui, rien de plus. Á sa place il y a longtemps que j’aurais foutu le camp avec une famille pareille. Franchement, je suis désolé de te dire ça Léo, mais ta Manon c’est une vraie peste !
- C’est vrai qu’elle est pas commode, je comprends toujours pas ce que tu lui trouves ! renchérit Marco avant de s’essuyer la bouche.
- C’est parce que vous la connaissez pas…
- Parce que toi oui ? me coupa mon ami, presque amusé. Rappelle moi la dernière fois que tu lui as parlé plus de cinq minutes ?
- Tu rigoles ! C’était il n’y a pas si longtemps… je m’en souviens très bien… environ… oh et puis merde ! Je note pas toutes mes interactions dans un carnet non plus !
Mes deux amis pouffèrent de rire. Au fond, je ne pouvais pas leur donner tort, Manon m’ignorait totalement, et ce depuis toujours. C’était à peine si elle me souriait lorsque l’on se croisait. J’étais forcé de me rendre à l’évidence, notre histoire n’avait aucune chance. Il n’y avait même pas d’histoire d’ailleurs, pas même une miette.
- Tu peux te dépêcher Marco ? soupira soudain Julie, qui terminait toujours son repas la première. Je ne voudrais pas te presser mais on recommence dans un quart d’heure, lui fit-elle remarquer après un rapide coup d’œil à sa montre.
Cinq minutes plus tard, nous étions devant la salle avec tous les autres. Chacun y allait de sa propre prédiction sur la tête qu’aurait le remplaçant, sur son caractère ou même sur ses tics verbaux. Je ne pouvais m’empêcher de trouver ça ridicule.
Alors qu’il passait par là, le CPE finit par nous ouvrir et nous demanda de nous asseoir en attendant le début du cours. Á peine était-il parti qu’un homme entra dans la salle.
Plutôt jeune, aux alentours de la trentaine je dirais, et une barbe naissante, il faisait bien propre sur lui avec ses Chukka boots, son jean taille slim et son polo bleu. Aucun doute sur le fait qu’il était prof de français, il avait la tête de l’emploi.
Il posa ses affaires sur le bureau et s'assied dans le coin en croisant les bras. Il débuta ensuite son speech par un grand sourire chargé d’assurance, mais paradoxalement très humble.
- Bonjour à tous. Excusez-moi pour le retard, j’ai eu du mal à trouver mon chemin. Je me présente, je m’appelle Thimothée Moiraud et c’est moi qui vais vous faire cours en attendant le retour de votre professeure.
Autant vous dire que toutes les filles étaient déjà sous son charme, il n’y avait qu’à tendre l’oreille pour écouter attentivement tous les chuchotements incessants qui avaient suivi son arrivée.
Toutefois, je devais bien reconnaître que l’on était très loin du côté psychorigide et vieux jeu de Sarbier. Il en était même aux antipodes. Ça nous promettait un sacré changement.
- Comme je ne vous connais pas encore, je vous propose de noter votre nom sur un bout de papier que vous laisserez sur votre bureau. Je sais que ce n’est pas très original, et tous mes collègues doivent vous faire le coup à la rentrée, mais ce sera plus simple pour moi. Je vais d’ailleurs en profiter pour faire l’appel, cela me permettra déjà de mettre un nom sur vos visages.
Il sortit alors sa fiche et commença à nous appeler un par un. Je n’avais jamais entendu un silence pareil dans la classe, à croire que ce gars hypnotisait tout le monde. Même Julie à côté de moi souriait bêtement.
- Pourquoi tu fais cette tête ? lui demandais-je en chuchotant.
- Je le trouve plutôt mignon ce nouveau ! Si j’avais su j’aurais mis un truc un peu plus décolleté aujourd’hui, ça devrait moins le gêner que Sarbier.
- Déconne pas c’est un coup à finir chez le CPE !
- Ça va je plaisante ! J’avais pas prévu de me foutre à poil rassure-toi ! J’ai mes limites !
- Ça je…
- Léo Frichon !
La voix de Moiraud ne me laissa pas le temps de lui rétorquer que, par moment, je n’en étais pas si sûr. Je lui répondis d’un lever de main – plutôt désinvolte – afin de lui confirmer ma présence. Après qu’il eut fait le tour de tous ses élèves, il sortit un épais bouquin de son sac dont dépassaient une multitude de post-it multicolores. C’était « Les fleurs du mal » de Charles Baudelaire, que nous avions à peine commencé à décortiquer avant que Sarbier ne parte en dépression. Il fallait dire qu’à force de nous parler de Spleen, ce n’était pas étonnant.
Pour ma part, je détestais lire. J’avais bien essayé plusieurs fois mais, hormis des BD comme Tintin ou Astérix étant plus petit, je n’avais jamais réussi à aller au bout d’un seul roman. En fait je trouvais que c’était une perte de temps, et j’avais beaucoup de mal à imaginer que certains puissent considérer ça comme un loisir. Mais à mon grand étonnement, en feuilletant succinctement ce recueil de poèmes – plus par dépit que par curiosité au départ – je m’étais surpris à en apprécier les vers. Pour la première fois, des mots avaient résonné en moi et j’avais presque éprouvé une certaine sensibilité à les lire.
Je l’avais gardé pour moi évidemment car ça faisait bien trop intello pour être crié sur tous les toits et moi-même, je ne comprenais pas vraiment mon intérêt pour ce livre que la plupart des ados de mon âge ne devaient pas toucher en dehors de leurs cours de français. C’était assez déstabilisant en réalité. Plutôt inattendu pour quelqu’un comme moi.
Tandis qu’il notait des consignes au tableau, Moiraud nous fit un bref topo de ce que nous allions travailler dans la séance, toujours dans ce même silence hypnotique qui l’accompagnait depuis son arrivée. Quand même au bout d’un moment, trois filles au fond de la classe se mirent à chuchoter et pouffèrent lourdement quand il les reprit du regard. C’était rassurant de retrouver un peu des bavardages habituels même si cela restait timide.
Marco me lança en haussant les sourcils :
- Qu’est-ce qu’elles peuvent être niaises celles-là quand elles s’y mettent !
- Tu l’as dit !
***
Nous étions en pleine analyse de « Parfum exotique » dans la section « Spleen et Idéal », lorsque Julie me tapota l’épaule en m'indiquant le tableau de la tête. Á son bureau, Moiraud regardait fixement par la fenêtre, sans broncher.
- Tu crois qu’il va finir comme Sarbier ? plaisanta-t-elle.
J’étais trop loin pour voir ce qu’il observait mais ce devait être bien plus intéressant que de relever des figures de style. Autant j’aimais lire – de temps en temps – les poèmes de ce recueil, autant je détestais les disséquer de cette manière, ça les privait de toute leur mélodie.
Comme s’il s'était douté que je le regardais, le prof tourna subitement la tête dans ma direction et se leva brusquement de sa chaise en manquant de la renverser au moment où la sonnerie annonça la fin du cours.
En nous voyant tous l’air ahuris, ou amusé pour certains, il s’excusa, gêné, et nous expliqua avoir simplement été surpris par la sonnerie alors qu’il rêvassait.
D'après moi, pour avoir sursauté comme ça il devait planer depuis un moment.
Il en profita finalement pour nous remercier de notre accueil si chaleureux et nous souhaita un excellent week-end.
Dans le couloir, j’attendais pour la énième fois Marco, pour qui il était impossible de ranger ses affaires en moins de trente secondes. Julie quant à elle était déjà partie à son cours d’allemand bien qu’elle déteste cette langue. Si ça ne tenait qu’à elle, elle serait venue avec nous en espagnol mais ses parents, très attachés à la culture allemande d'après mes souvenirs, ne lui avaient pas laissé le choix. Probablement une question d’origines mais je n’en étais pas sûr.
- Allez dépêche je t’attends ! me lança Marco avant de s’en aller sans même m’attendre.
J’avais une envie irrépressible de lui donner une frappe à l’épaule quand il faisait ça.
Je la lui donnerai lorsque je l’aurai rejoint.
En regardant par-dessus mon épaule, je vis que Moiraud attendait toujours à son bureau, bien que la classe soit désormais totalement vide.
Il était immobile, l’air complètement anéanti.
Je n’en étais pas certain mais, j’aurais juré que des larmes coulaient sur ses joues.
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