Deuxième Partie :
En une expiration de frustration, Hakeem tente pour la énième fois de faire aller la télécommande de la télé afin que défilent ces longues heures de solitude. Les piles changées, il a espéré une fraction de seconde avoir résolu son problème, jusqu'à ce que l'agacement le pousse à cogner l'objet contre la table basse du salon. Las, il guette d'un mauvais œil les morceaux brisés qu'il tient entre les doigts, se dit qu'il est désormais impossible pour que cela fonctionne à moins qu'un miracle se produise.
Découragé, il quitte le canapé miteux, traverse le petit appartement pour récupérer une veste et enfiler ses chaussures élimées. Le tintement de l'ascenseur lui fait lever la tête lorsqu'il s'immobilise au centre du couloir. Un sourire crispé aux lèvres, il salue la vieille dame qui plisse les yeux pour distinguer son vis-à-vis. Après un échange de quelques banalités avec sa voisine, il soupire en actionnant le bouton du rez-de-chaussée. Sortir n'était pas dans son programme, mais puisque regarder dix épisodes d'une sitcom idiote n'est plus envisageable, il préfère déambuler dans les rues plutôt qu'admirer un plafond à la peinture écaillée.
Lorsque l'air frais de ce début de soirée le fait frissonner, il enroule les bras autour de son buste pour se réchauffer. Tête baissée, il avance sans savoir où aller, se fait tout petit pour ne pas attirer l'attention, sans se douter un seul instant qu'il est épié, telle une menace à éliminer.
Un sourire carnassier laisse apercevoir les canines aiguisées de Sergueï alors qu'il suit à la trace celui qui abreuvera bientôt sa soif de sang. Le temps s'écoule rapidement, les secondes s'égrènent si vite que les doigts de l'homme aux trois visages commencent à trembler d'impatience. Il ne lui reste que quelques heures pour mener à bien sa macabre mission, voilà pourquoi son cœur bat si puissamment depuis qu'il s'est aperçu que les plans d'Hakeem avaient changés. Il allait user d'un subterfuge qu'il déteste pour parvenir à l'approcher, prétexter une fausse livraison à son domicile comme il le fait régulièrement, pourtant ce soir, la chance est de son côté pour atteindre plus librement sa cible.
D'un pas tranquille, le visage partiellement caché, il emprunte le même chemin que celui qu'il traque avec délice. Il sait comment passer inaperçu malgré le fait qu'il soit défiguré. Paraître détendu, ne pas se presser et avoir l'aspect d'un de ces promeneurs stupides qui errent dans la ville comme si cette chienne de vie était belle et agréable, voilà comment ne pas éveiller les soupçons des passants, comment éviter de perdre une proie appétissante et si désirée.
Hakeem sursaute vivement lorsqu'un klaxon vient agresser ses oreilles. Perdu dans ses tristes pensées, il n'a guère remarqué la voiture approcher alors qu'il traversait la route. Le conducteur, agacé, se met à hurler alors que le garçon à la peau tannée bredouille de lamentables excuses. C'est une fois en securité à l'autre bout de l'avenue qu'il songe à ce qu'il serait advenu si le chauffeur l'avait percuté. C'est avec honte qu'il réalise que cela ne l'aurait peut-être pas dérangé, sûrement qu'il aurait été reconnaissant envers celui qui l'aurait extirpé de cette existence si plate et monotone, à supposer seulement que le choc lui aurait coûté la vie. À seulement vingt-cinq ans, il se voit dépérir sans avoir la force de se sortir de ce cercle vicieux. Telle la mélodie entêtante d'un disque rayé, les jours se suivent et se ressemblent, inexorablement.
Sergueï, quelques mètres derrière, peste mentalement. Il s'insurge face à l'inattention d'Hakeem. Si cette maudite bagnole l'avait renversé, il aurait été contraint de chercher une nouvelle victime, monter un nouveau profil, chasser, épier, examiner, mais le temps pour ce cinéma, il ne l'a plus. Il aime la rigueur, apprécie que les choses se déroulent telles qu'il les a imaginées et déteste lorsque ses proies lui donnent du fil à retordre. Depuis bien longtemps, ses meurtres sont programmés, le processus est ancré en lui tel un mantra qu'il se répète inlassablement. Si chacun de ses crimes est différent du précédent, son mode opératoire est toujours le même. Une étape après l'autre, qu'il reproduit chaque mois. Même date, même heure, même satisfaction qui le fait frémir de plaisir.
Après un instant égaré dans le temps, Hakeem secoue vivement la tête, si brusquement que ses articulations craquent. Un soupir et il reprend la route. Un pas, puis deux, trois et les autres suivent le rythme chaotique qu'a emprunté son cœur. De nouvelles images dansent dans son esprit fatigué, il imagine Dalila dans les bras de son ami, se faisant baiser telle la fille facile qu'elle est, et se maudit de ne pas être celui qu'elle désire. Un moins que rien, voilà ce qu'il est. Le genre de type que personne ne remarque, que l'on écrase presque dans la rue, et cette pensée est renforcée par ce chauffard et sa voiture bleu électrique. Oui, ce pauvre homme paumé est persuadé que rien de bien trépidant ne lui arrivera jamais, sans se douter qu'il est la cible du tueur en série le plus recherché du pays. Comment pourrait-il le savoir ? Ce genre de situation n'existe que dans les films et séries qu'il passe son temps à regarder, quand la télécommande de la télévision l'y autorise.
Le soleil disparaît rapidement en ce début de soirée, propageant un voile obscur sur les rues aux réverbères, pour la plupart, en panne. La main dans la poche de sa veste, il extirpe un paquet de cigarettes duquel il récupère un pétard maladroitement roulé. Le filtre entre les lèvres, il inspire une bouffée de marijuana si longue qu'il tousse à s'en décoller les poumons. Qu'importe la douleur que ça lui procure, il souhaite s'évader de ses sombres songes et cela le plus rapidement possible. C'est la raison qui le pousse à s'immobiliser face à la devanture d'une épicerie aux légumes pourris sur les étals. Pendant de longues minutes il observe bon nombre de bouteilles d'alcools. Des onéreuses, des moins coûteuses et pour finir, celles de mauvaises qualités, aux prix si bas qu'il est probable d'être malade avant même d'en boire le contenu, nauséeux par la simple odeur qui s'en dégage.
Whisky, vodka, quel choix ?
C'est avec une bouteille au liquide ambré qu'Hakeem se laisse tomber dans l'herbe du parc qu'il fréquente régulièrement. Avec cette heure avancée et la température qui chute à mesure que la nuit tombe, l'endroit est quasiment désert. Parfait pour Hakeem et son envie de disparaître, d'oublier. Idéal pour Sergueï et son besoin de chasser, de tuer.
À l'abri des regards, sous un arbre aux branches à moitié dévêtues, l'homme aux trois visages se dit qu'Hakeem est une proie bien trop facile à attraper. Il va patiemment attendre que le breuvage bon-marché lui monte à la tête avant de surgir de l'ombre pour attaquer. Heureux, il sourit derrière son masque chirurgical. Cette fois, il ne sera pas nécessaire d'user de ses charmes pour amadouer sa victime, pas de batifolages inutiles, ni de baisers qu'il exècre au point de se taillader la peau ensuite.
Les minutes s'élancent alors que Sergueï détaille avec minutie l'état d'Hakeem se dégrader. Allongé sur l'herbe désormais humide, il guette le ciel sans lueur. Aucun astre n'est présent pour égayer ses obscures idées, même la lune est invisible pour lui conférer un minimum de clarté. Le temps se montre aussi morose que lui.
Alors que sa vision devient brumeuse, que son esprit s'allège et que le poids sur ses épaules paraît peser moins lourd, Hakeem se laisse emporter par une étrange sérénité. Il ne boit que rarement, préfère se perdre en sniffant de la poudre blanche et en avalant des médicaments destinés à calmer les troubles dépressifs, mais l'argent lui manque et les drogues auxquelles il est accro sont bien trop coûteuses pour ses pauvres moyens. La commissure de ses lèvres s'étirent quand il prend conscience que l'alcool est finalement la seule chose qui est parvenue à le détendre. Le goulot à la bouche, il avale une énième gorgée, maintenant anesthésié contre la brûlure caractéristique de la boisson qui coule le long de son œsophage. Dans un râle de contentement, il clôt les paupières, les membres cotonneux et se perd dans un état comateux et apaisant.
C'est à cet instant que Sergueï sort de l'obscurité. Tous les signes sont là, Hakeem est bien trop éméché pour avoir la force de se débattre, peut-être ne verra-t-il même pas le danger approcher. D'une démarche tranquille, l'homme aux trois visages gagne du terrain. Les mains dans les poches de son jean, il s'immobilise près de celui qui comblera sa faim d'ici peu de temps. Un pied de chaque côté du corps d'Hakeem, il inspire profondément ; , bien que les fragrances d'alcool et de parfum soient entravées, il sent déjà l'odeur du sang qui ne va pas tarder à couler. C'est avec une assurance certaine qu'il se penche vers le visage du garçon à moitié endormi. Les yeux d'Hakeem s'ouvrent paresseusement, dévoilent des iris dorés et des pupilles dilatées.
Un sourire se dessine sur la bouche amochée de Sergueï lorsque sa proie émet une plainte presque inaudible. Il est dans un état second, à tel point qu'il ne remarque pas le regard brillant d'une folie lugubre de son vis-à-vis.
— Bonsoir, susurre Sergueï d'une voix étouffée par son masque chirurgical.
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